Le Tribunal administratif du travail (« TAT »)[1] a récemment admis en preuve l’enregistrement d’une conversation privée intervenue entre deux représentantes de l’employeur, à leur insu, alors qu’elles se trouvaient seules dans un bureau, la porte close.

Cette décision soulève d’importants questionnements quant à la protection de la vie privée des représentants de l’employeur et ce qui constitue une atteinte justifiée ou non à ce droit fondamental.

Considérant les impacts que cette décision pourrait avoir dans la gestion des communications de l’employeur avec ses salariés, nous estimons nécessaire de mettre en évidence certaines lacunes en lien avec le raisonnement suivi par le TAT dans cette affaire. De plus, nous vous soumettrons quelques conseils pratiques en vue de prévenir les enregistrements clandestins et de les gérer adéquatement lorsqu’ils surviennent néanmoins.

 

La décision

Une salariée a enregistré une rencontre entre cette dernière, sa représentante syndicale et deux représentantes de l’employeur, et ce, à leur insu. Lors d’une suspension de la rencontre en raison d’importantes tensions, la salariée a quitté le bureau avec la représentante syndicale, mais le téléphone intelligent de la salariée est resté dans le bureau de la représentante de l’employeur. L’enregistrement s’est donc poursuivi en l’absence de la salariée et de la représentante syndicale, alors que les deux représentantes de l’employeur ont entamé des discussions, la porte close.

Au cours de ces discussions, les représentantes de l’employeur ont notamment échangé leurs réflexions quant au déroulement de la rencontre, sur le comportement de la salariée ainsi que sur les stratégies envisageables pour la suite du dossier. La supérieure immédiate de la salariée en a également profité pour ventiler et communiquer son découragement face à la situation. Le TAT estime que bien que cette conversation ait été captée sur les lieux du travail, l’enregistrement de celle-ci porte atteinte au droit à la vie privée des représentantes de l’employeur. Une telle atteinte à la vie privée n’est pas illicite si elle se justifie aux termes de l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[2] (« Charte québécoise »).

Le TAT a donc poursuivi son analyse afin de déterminer si l’atteinte était justifiée, et ce, en appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau[3] (« Bridgestone »). Selon cet arrêt, un employeur sera justifié de porter atteinte au droit à la vie privée d’un salarié en procédant à sa filature en dehors des lieux du travail s’il dispose de motifs rationnels pour y procéder et qu’elle est conduite de manière raisonnable.

Partant, le TAT conclut que l’atteinte au droit à la vie privée des représentantes de l’employeur dans le présent dossier est justifiée puisque la salariée disposait de motifs rationnels de procéder à un tel enregistrement, étant d’avis que l’employeur avait une attitude et des propos hostiles à son égard et qu’il la convoquait à des rencontres de manière arbitraire et injustifiée. De plus, le moyen était raisonnable puisque la conversation captée ne dure qu’une quinzaine de minutes. Le TAT permet donc le dépôt de cet enregistrement à titre de preuve.

 

Réserves quant à l’application des critères de l’arrêt Bridgestone

Nous avons de sérieuses réserves quant à l’application des principes énoncés dans l’arrêt Bridgestone, lequel doit nécessairement être remis dans son contexte factuel et juridique avant de pouvoir être utilisé dans le cadre d’un tout autre litige et d’une toute autre question juridique. En effet, c’est dans un contexte factuel précis (une filature initiée et conduite par l’employeur à l’extérieur de l’établissement) et à la lumière de considérations juridiques particulières (l’existence d’un lien de subordination entre l’employeur et le salarié) que le test Bridgestone a vu le jour.

La Cour d’appel a d’ailleurs expressément mentionné que ce test s’appliquait dans le cas précis de la filature d’un employé par l’employeur et ne pouvait permettre de régler tous les cas d’atteinte à la vie privée dans le cadre des relations de travail.

Le test dont il est question dans l’arrêt Bridgestone est calqué sur le test élaboré dans le célèbre arrêt de la Cour suprême R. c. Oakes[4] (« Oakes »), lequel visait à déterminer si une règle de droit ayant pour effet de porter atteinte à un droit fondamental individuel pouvait se justifier aux termes de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Le premier critère du test Oakes est de déterminer si l’objectif poursuivi par la règle de droit répond à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique. Ce n’est qu’en présence d’un objectif réel et urgent que l’on s’attardera à la rationalité de la norme en lien avec l’objectif poursuivi de même qu’à la raisonnabilité des moyens utilisés[5].

Ainsi, dans l’arrêt Bridgestone, la Cour d’appel a d’abord conclu que l’employeur avait un intérêt sérieux à s’assurer de la loyauté et de l’exécution correcte par le salarié de ses obligations lorsque celui-ci recourt au régime d’indemnisation des lésions professionnelles. Il s’agit manifestement de préoccupations réelles et urgentes dans une société démocratique au sens de l’arrêt Oakes. C’est suivant ces constats que la Cour d’appel énonce les autres critères applicables pour que la filature soit admissible en preuve, soit la rationalité des motifs pour y procéder et la raisonnabilité des moyens utilisés.

Or, l’application par le TAT des principes élaborés dans l’arrêt Bridgestone afin d’analyser la recevabilité en preuve d’un enregistrement d’une conversation privée se heurte à deux enjeux majeurs :

  • D’une part, l’analyse ne visait pas à évaluer si une norme ayant pour effet de porter atteinte à des droits fondamentaux individuels pouvait se justifier aux termes de l’article 9.1 de la Charte québécoise. Dans ce contexte, lorsque l’atteinte émane plutôt d’une conduite individuelle, le test applicable est celui de la pondération ou de la conciliation des droits et intérêts en cause[6];

 

  • D’autre part, même en faisant abstraction du point précédent, l’intérêt légitime de l’employeur de procéder à une filature ne pouvait être transposé au présent dossier. Le TAT se devait donc d’analyser dans un premier temps si la salariée disposait d’un objectif réel et urgent se justifiant au sens de la Charte québécoise avant de poursuivre son analyse.

Or, sur ce dernier point, le TAT semble avoir complètement ignoré cette condition pourtant fondamentale et s’est contenté d’appliquer les critères de la rationalité des motifs et de la raisonnabilité des moyens. Concernant l’objectif poursuivi par la salariée, nous devons tout au plus comprendre que le TAT considère que cet objectif était de « recueillir de la preuve et de protéger ses droits »[7].

Cela étant, il est à noter que même si le TAT en était venu à la conclusion qu’il y avait atteinte injustifiée au droit à la vie privée des représentantes de l’employeur, le TAT aurait dû poursuivre son analyse afin de déterminer si le fait d’admettre en preuve cet enregistrement illégal aurait pour effet de déconsidérer l’administration de la justice[8]. Dans l’affirmative, cette preuve aurait été déclarée inadmissible.

 

Conseils pratiques

Les enregistrements clandestins, notamment sur les lieux de travail, constituent un phénomène grandissant soulevant de nombreuses préoccupations, tant par rapport à la protection de la vie privée individuelle que par rapport à la nécessaire relation de confiance devant exister dans le cadre de la relation employeur-employé.

Afin de prévenir ce genre de comportements indésirables, nous recommandons aux employeurs d’énoncer clairement leurs attentes en pareille matière, notamment par l’entremise d’une politique dans laquelle l’interdiction d’enregistrer toute conversation avec les représentants de l’employeur pourrait être spécifiée ou que l’autorisation de procéder à un tel enregistrement soit demandée avant le début de la conversation.

Il y a lieu également de sensibiliser les salariés quant au fait que de procéder à l’enregistrement d’une conversation privée, c’est-à-dire une conversation intervenue entre deux personnes ou plus en l’absence de la personne procédant à l’enregistrement, constitue une infraction criminelle aux termes de l’article 184(1) du Code criminel.

Même en l’absence d’une telle politique, l’employeur pourra être justifié d’imposer une mesure disciplinaire à un employé qui enregistre des conversations à l’insu des représentants de l’employeur, qu’il soit partie ou non à ces conversations, et ce, puisqu’un tel comportement peut constituer un manquement à l’obligation de loyauté du salarié et/ou a son obligation d’agir de bonne foi.

Par ailleurs, il pourrait être opportun pour l’employeur de prendre certaines précautions lors de rencontres formelles avec les salariés. Les représentants de l’employeur pourraient par exemple commencer les rencontres en demandant expressément aux personnes présentes si elles enregistrent la rencontre. De plus, il serait prudent pour les représentants de l’employeur de choisir de tenir la rencontre dans un lieu neutre et de se déplacer dans un lieu plus privé pour avoir des discussions. Si cela n’est pas possible, les représentants de l’employeur devraient s’assurer, lors d’une suspension de rencontre, que les personnes présentes emportent avec elles tous leurs effets personnels.

Ces mesures simples et pour la plupart préventives contribueront certainement à limiter le nombre d’enregistrements clandestins survenant dans le cadre des relations de travail au sein de votre entreprise.

 


[1] Dans l’affaire Charron et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal – Centre hospitalier de Verdun, 2022 QCTAT 4663.

[2] RLRQ, c. C-12.

[3] 1999 CanLII 13295 (QC CA).

[4] R. c. Oakes, [1986] 1 RCS 103.

[5] Voir également Ste-Marie c. Placements J.P.M. Marquis Inc., 2005 QCCA 312, par. 27.

[6] Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47.

[7] Charron et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal – Centre hospitalier de Verdun, 2022 QCTAT 4663, par.80.

[8] C.c.Q., art. 2858.

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