Le salarié qui considère être victime de harcèlement psychologique au sens de la Loi sur les normes du travail (ci-après «LNT»)1 peut déposer une plainte en vertu de cette loi ou, s’il est syndiqué, un grief en vertu de sa convention collective.  De plus, si le salarié estime que le harcèlement dont il a été victime lui a causé une lésion professionnelle au sens de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (ci-après «LATMP») 2, il peut également déposer une réclamation en vertu de cette loi afin d’être indemnisé. Devant la multiplicité des recours qui en résulte inévitablement, la Commission des relations du travail (ci-après «CRT») pourrait-elle décliner compétence lorsqu’une décision de la Commission des lésions professionnelles (ci-après «CLP») a été rendue à l’endroit d’une réclamation invoquant du harcèlement psychologique? La notion de chose jugée peut-elle alors être invoquée?

Dans la récente décision Goulet c. Coopérative de services à domicile Beauce-Nord 3, la juge administrative Bédard de la CRT a affirmé que le principe de la chose jugée ne saurait trouver application à l’endroit d’une décision de la CLP concernant une réclamation alléguant du harcèlement psychologique comme fait accidentel.

Les faits

Le 9 juillet 2008, le plaignant, monsieur Goulet, a déposé une plainte à la CRT, alléguant avoir été victime de harcèlement psychologique de la part de son employeur. Parallèlement à cette plainte, monsieur Goulet a fait une réclamation à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (ci-après «CSST») dans laquelle il affirme avoir subi une lésion professionnelle du fait du harcèlement que lui a fait subir son employeur.

La CSST rejette sa réclamation et le débat se rend à la CLP en avril 2009 suite aux contestations de Monsieur Goulet.

En décembre 2010, la CLP rend une décision sur dossier en analysant uniquement les quatre (4) pages de notes de l’agent d’indemnisation de la CSST. Elle conclut que les faits invoqués par monsieur Goulet ne permettent pas de conclure à une lésion professionnelle, car il ne s’agit pas d’événements dépassant le cadre normal du travail.

Lors de l’audition devant la CRT, les parties ne présentent aucune preuve supplémentaire et l’employeur demande à la CRT d’appliquer le principe de la chose jugée à l’endroit de la décision de la CLP et d’affirmer que monsieur Goulet n’a pas été victime de harcèlement psychologique.

Labsence de chose jugée

Après avoir rappelé le conflit jurisprudentiel existant en arbitrage de griefs sur cette même question, la juge administrative Bédard note que la jurisprudence de la CRT est également devenue contradictoire depuis l’affaire Rajeb c. Solutions d’affaires Konica Minolta (Montréal) inc. Elle analyse les décisions arbitrales sur la question et note que dans la majorité des cas, ce moyen d’irrecevabilité n’est pas accepté par les arbitres.

La juge Bédard, après une analyse exhaustive de la question, conclut que le principe de la chose jugée ne s’applique pas en l’espèce et qu’elle devra entendre l’affaire au fond afin de décider si monsieur Goulet a été victime ou non de harcèlement psychologique.

Tout d’abord, elle note que l’article 114 du Code du travail (ci-après «C.t.»)lui donne une compétence exclusive afin de décider de toute question concernant l’application de la LNT6 et donc de tout recours à l’encontre de harcèlement psychologique. Elle note que seulement deux (2) exceptions sont prévues à cette compétence exclusive, soient la compétence des arbitres de griefs et celle de la Commission de la fonction publique7. Le Législateur n’a pas estimé que la CLP constituait également un tribunal compétent pour entendre les plaintes de harcèlement psychologique.

Lors de réclamations à la CLP, cette dernière n’a pas à décider de la présence ou non de harcèlement psychologique, mais elle doit plutôt déterminer s’il y a eu une lésion professionnelle au sens de la LATMP. Dans quelques décisions, la CLP affirme elle-même que son analyse de la preuve est différente de celle de la CRT en ce qu’elle doit se pencher sur la présence d’une lésion professionnelle et non sur la présence de harcèlement psychologique. Pour ce faire, elle doit décider si elle est en présence d’un événement imprévu et soudain, survenu par le fait ou à l’occasion du travail et d’une lésion psychique en lien avec l’événement allégué. En aucun cas ne se penche-t-elle sur les critères de l’article 81.18 LNT. Les concepts de «harcèlement psychologique» et de «lésion professionnelle» sont distincts. En effet, ce ne sont pas toutes les situations de harcèlement psychologique qui entraineront une lésion psychologique.

De plus, le régime prévu à la LATMP en est un sans égard à la faute et l’employeur n’assume donc aucune responsabilité à l’égard du remède ordonné par la CLP. C’est plutôt à l’État qu’il revient d’appliquer ce remède, c’est-à-dire de verser une indemnité de remplacement de revenu.

Ainsi, la seule interrelation qui existe entre la CLP et la CRT est lorsque cette dernière, ayant conclu à la présence de harcèlement psychologique, estime possible qu’il ait entrainé une lésion professionnelle. Elle doit alors réserver sa compétence sur les remèdes indemnitaires8, puisqu’il ne saurait y avoir double indemnisation pour une même situation de harcèlement. Là s’arrête l’implication de la CLP à l’égard de la LNT.

De plus, l’exclusivité des compétences qui est prévue à la loi constitutive tant de la CRT9 que de la CLP10 empêche que les décisions d’un de ces tribunaux puissent être imposées à l’autre. Il apparait contradictoire de conclure à chose jugée, alors que la CRT et la CLP ont chacune leur champ d’expertise propre. En effet, la CRT est spécialisée en matière de relations du travail, tandis que la CLP est spécialisée dans le régime d’assurance public de santé et de sécurité au travail. Reconnaitre le principe de la chose jugée permettrait à ces tribunaux d’abandonner leur compétence exclusive aux mains d’un autre tribunal.  Les dispositions leur accordant une compétence exclusive dans leur champ d’expertise n’auraient alors plus aucun sens.

Il y a plus. L’article 2848 du Code civil du Québec11 prévoit que pour qu’il y ait chose jugée, il doit y avoir identité de parties, d’objet et de cause.

En ce qui concerne l’identité des parties, la juge Bédard la reconnait en affirmant toutefois que devant la CLP, l’employeur n’est ni intimé ni défendeur, mais plutôt une partie intéressée.

Cependant, elle estime que l’identité d’objet12 n’est pas rencontrée, puisque la plainte déposée en vertu de la LNT vise à obtenir la réintégration, des mesures pour faire cesser le harcèlement et une compensation financière pour atténuer les effets du harcèlement. La réclamation en vertu de la LATMP est beaucoup plus large et vise la réparation d’une lésion professionnelle en passant par la fourniture de soins, la réadaptation physique, sociale et professionnelle, le paiement d’indemnités de remplacement du revenu, le paiement d’indemnités pour préjudice corporel et finalement, le paiement, le cas échéant, d’une indemnité de décès. La CLP n’intervient donc pas pour faire cesser le harcèlement, contrairement à la CRT.

L’identité de cause13 n’est également pas rencontrée, malgré que les mêmes faits soient analysés par la CRT et la CLP. En effet, la LATMP confère des droits sans égard à la faute, tandis que la LNT impose des obligations à l’employeur qui doit prendre des moyens raisonnables pour assurer un milieu exempt de harcèlement psychologique.  Les deux textes de loi n’ayant pas les mêmes effets sur les droits et obligations des parties, il ne saurait y avoir identité de cause.

Finalement, la juge Bédard rappelle que la saine administration de la justice ne doit pas être perdue de vue et qu’il demeure possible d’aménager les recours afin d’éviter le dédoublement de la preuve et de longs délais. Par exemple, il est possible que la preuve de l’un des recours soit versée dans l’autre tout en permettant aux parties de la compléter. Il est aussi possible qu’un tribunal sursoit à la décision de l’autre. Par contre, la saine administration de la justice ne permet pas de déléguer une compétence exclusive.

Conclusion

Bref, selon la juge administrative Bédard, les décisions de la CRT et de la CLP ne sont pas interchangeables en matière de harcèlement psychologique, puisqu’elles n’ont pas comme rôle de trancher la même question. L’une doit décider de la présence de «harcèlement» au sens de l’article 81.18 LNT tandis que l’autre doit décider de la présence d’une «lésion professionnelle» au sens de l’article 2 LATMP.

Reste à voir comment la jurisprudence évoluera. La présente décision sera-t-elle suivie par la CRT ou bien certains juges administratifs préféreront-ils suivre le raisonnement de l’arbitre Hamelin dans l’affaireCargill Limitée et Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 50014 dans laquelle le principe de la chose jugée a été reconnu à l’endroit d’une décision de la CLP alléguant du harcèlement comme fait accidentel?

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