L’article 124 de la Loi sur les normes du travail (L.n.t.) 1 est un incontournable en droit du travail québécois. Il prévoit qu’un employé qui justifie de deux ans de service continu chez un même employeur ne peut être congédié à moins d’une cause juste et suffisante. Autrement dit, après deux ans de service continu, un emploi est « protégé » [2.Il existe des exceptions dans la loi qu’il n’est pas nécessaire de relater dans la présente chronique.]. Le congédiement reste possible, mais uniquement pour cause juste et suffisante, faute de quoi l’employé pourra demander la réintégration dans ses fonctions en déposant une plainte en vertu de cet article à la Commission des normes du travail (C.N.T.).
Depuis l’arrêt Parry Sound 2
2 R.C.S. 157.] de la Cour suprême du Canada en 2003, on se doutait que l’article 124 L.n.t. constituait une norme minimale du travail et que cette norme s’appliquait donc aussi en contexte syndiqué, et ce, malgré le silence de la convention collective. Ce qu’on ne savait pas dans cette dernière situation, c’est qui, de la Commission des relations du travail (C.R.T.) ou de l’arbitre de grief, a compétence pour entendre une « plainte en 124 ». Fortement divisée, la Cour suprême vient de trancher cette importante question procédurale dans une série de trois arrêts rendus simultanément, dont l’arrêt de principe est l’affaire Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général) 3.
Avant de s’attarder aux enseignements de la Cour, il est légitime de se demander à quoi peut bien servir l’article 124 L.n.t. en contexte syndiqué. Après deux ans de service, les salariés ne peuventils pas simplement recourir à la procédure de grief qui les protège tout autant que l’article 124 L.n.t.? Si cela est vrai pour la grande majorité des employés syndiqués québécois, il existe des exceptions. Ainsi, certains employés à statut précaire peuvent cumuler plus de deux ans de service chez un employeur sans que la convention collective ne leur donne accès à la procédure de grief. Cela peut être le cas des travailleurs saisonniers, occasionnels ou de ceux en longue probation.
C’était d’ailleurs le contexte de l’affaire SFPQ. Le syndicat avait déposé des griefs à l’encontre de deux congédiements alors que la convention collective niait spécifiquement l’accès à la procédure de grief aux salariés congédiés. Ces derniers avaient plus de deux ans de service continu. Le syndicat prétendait que l’arbitre avait compétence pour entendre les griefs basés sur l’article 124 L.n.t. alors que l’employeur plaidait plutôt la compétence exclusive de la C.R.T. sur cet article.
Rarement a-t-on vu le plus haut tribunal du pays aussi divisé sur une question de droit du travail. Rappelons que neuf juges siègent à la Cour suprême du Canada, dont trois sont des juges québécois. Or, l’arrêt SFPQ a été rendu à cinq juges contre quatre.
Une plainte à l’encontre d’un congédiement en contexte syndiqué doit nécessairement transiter par l’arbitre de grief.
Le juge Lebel, spécialiste en droit du travail québécois, signe l’opinion de la majorité de la Cour. Pour lui, une plainte à l’encontre d’un congédiement en contexte syndiqué doit nécessairement transiter par l’arbitre de grief. Il en va de la hiérarchie des lois en droit du travail plutôt que de la théorie de l’intégration implicite dans la convention collective. Avant de s’attribuer compétence, l’arbitre devra toutefois s’assurer que la convention collective lui permet d’accorder au salarié congédié une mesure de réparation équivalente à celle qu’offre l’article 124 L.n.t. Si ce n’est pas le cas, l’arbitre devra se dessaisir du grief en faveur de la C.R.T.
Qu’est-ce qu’une mesure de réparation équivalente? C’est le pouvoir d’annuler le congédiement, d’ordonner la réintégration dans l’emploi et de fixer des indemnités, de préciser le juge Lebel.
Dans le cas des deux griefs à l’étude, l’arbitre avait de tels pouvoirs en vertu de la convention collective. C’est donc lui qui était compétent pour trancher les plaintes en 124.
La juge Deschamps, autre juriste québécoise de renom, est d’avis contraire dans l’opinion qu’elle signe au nom des juges dissidents. Pour elle, c’est la C.R.T. qui a la compétence exclusive sur une plainte en 124. Le législateur l’a voulu ainsi dans la Loi sur les normes du travail et rien ne l’empêchait de désigner une juridiction autre qu’un arbitre de grief pour entendre une plainte particulière, même en contexte syndiqué.
Que faut-il retenir de cet important débat procédural? Si la solution proposée par la dissidence a certes l’avantage d’être simple (c’est la C.R.T. qui a compétence), la solution retenue par la majorité consacre, une fois de plus, l’arbitre de grief à titre de spécialiste des relations du travail en contexte syndiqué. Ainsi, l’opinion du juge Lebel s’inscrit dans une série d’arrêts de la Cour suprême rendus au cours des 15 dernières années qui placent l’arbitre de grief à l’avant-scène en matière de rapports collectifs du travail. [5.Voir notamment Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929.]