Depuis plusieurs années, divers intervenants en relations du travail, provenant généralement du milieu syndical, affirment qu’un employeur ne peut suspendre un salarié pour fins d’enquête sans lui verser son salaire pendant cette suspension; ils fondent normalement leur opinion sur l’arrêt Cabiakman c.Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, [2004] 3 R.C.S. 195 (ci-après « Cabiakman ») rendu par la Cour suprême du Canada.

Dans la même veine, et en raison de cet arrêt, plusieurs employeurs hésitent à suspendre sans solde un salarié pour fins d’enquête.

Dans la décision Syndicat des travailleurs et travailleuses de l’Hôpital général juif c. Hôpital général juif, [2013] AZ-50994004 (T.A.), Me Pierre Laplante, arbitre, où l’employeur était représenté par notre cabinet, le tribunal aborde ce sujet controversé : la validité d’une suspension sans solde pour fins d’enquête.

Dans cette affaire, une préposée aux bénéficiaires a fait l’objet d’une suspension pour fins d’enquête suite à la réception par l’employeur de plaintes formulées par des collègues de travail et des membres de la famille d’une usagère. Ces plaintes dénonçaient une attitude irrespectueuse et des comportements violents de la part de la salariée envers certains usagers. L’employeur, jugeant ces allégations sérieuses, a suspendu la salariée sans solde afin de faire la lumière sur ces reproches.

Me Laplante souligne d’abord que dans le cadre de cette affaire, la suspension pour fins d‘enquête doit être considérée comme une mesure disciplinaire et non administrative qui s’inscrit dans l’exercice des pouvoirs de gestion et d’administration dévolus à l’employeur. Il ajoute que la suspension pour fins d’enquête constitue une rupture temporaire et unilatérale du lien d’emploi; elle ne peut donc être arbitraire et doit se faire de bonne foi, pour des motifs sérieux et être de courte durée selon le degré de complexité de l’enquête. Elle est donc, selon lui, indissociable du processus disciplinaire.

L’arbitre analyse ensuite la portée réelle de l’arrêt Cabiakman dans le contexte des rapports collectifs du travail. Dans cet arrêt rendu en 2004, l’employeur avait suspendu, sans solde, un salarié visé par des accusations criminelles (fraude) en attendant le dénouement des procédures judiciaires. La Cour suprême a énoncé les principes directeurs en matière de suspension et indique qu’une suspension, dans le contexte des rapports individuels du travail, devrait généralement être avec solde. Elle souligne ceci :

« 27 Nous prenons soin de préciser que le cadre du litige n’est pas régi par une convention collective.

[…]

33 Par souci de clarté, nous réitérons alors que le présent pourvoi ne soulève que la question du pouvoir unilatéral d’imposer une suspension à un salarié visé par des accusations criminelles, pour des motifs purement administratifs rattachés à l’intérêt de l’entreprise. » [Nous soulignons]

L’arbitre Laplante conclut de ce qui précède que les principes édictés par l’arrêt Cabiakman ne trouvent pas application dans le cadre des rapports collectifs du travail. Dans le contexte de l’affaire sous étude, le pouvoir de suspendre administrativement ou de façon disciplinaire un salarié est prévu à la convention collective, alors que dans l’arrêt Cabiakman, la suspension avait été imposée afin de préserver l’image de l’entreprise et non pour des fins d’enquête. Cette suspension avait d’ailleurs duré jusqu’à l’issue du procès criminel.

Les propos de l’arbitre Laplante à ce sujet sont particulièrement intéressants (par. 49) :

« En ce qui nous concerne ce résumé est suffisant pour démontrer que « Cabiakman » ne trouve pas application dans les contrats collectifs de travail et encore moins dans le grief sous étude. » [Nous soulignons]

L’arbitre Laplante considère que la suspension, sans solde, pour fins d’enquête était justifiée en l’espèce, puisque :

  • L’employeur était de bonne foi;
  • Il avait de sérieux motifs lui permettant d’ordonner la suspension pour fins d’enquête;
  • Ces motifs étaient liés à l’emploi de la salariée;
  • L’employeur a donné l’occasion à la salariée de s’expliquer;
  • Il pouvait raisonnablement croire que le fait de garder la salariée à l’emploi pendant l’enquête pourrait représenter un risque pour les usagers;
  •  La durée de l’enquête était raisonnable compte tenu de la complexité de l’affaire.

Nous estimons que cette récente décision devrait permettre aux employeurs liés par une convention collective de se dissocier de l’arrêt Cabiakman de la Cour suprême.

Rappelons que plusieurs arbitres de griefs reconnaissent le droit de l’employeur de suspendre un salarié, sans solde, pour fins d’enquête, mais aucun décideur ne s’était jusqu’alors prononcé explicitement sur la non-application de l’arrêt Cabiakman dans le contexte des rapports collectifs du travail.

Manifestement, la décision arbitrale rendue dans l’affaire de l’Hôpital général juif servira de précédent aux employeurs qui pourront ainsi justifier leur décision d’imposer à une personne salariée une suspensionsans solde pour fins d’enquête.

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