Le 8 février dernier, la Cour d’appel[1] a rétabli la décision interlocutoire rendue le 7 décembre 2016 par le Tribunal administratif du travail (« TAT ») dans l’affaire Association des cadres de la Société des casinos du Québec et Société des casinos du Québec inc.[2]
Dans cette affaire, la juge administrative Irène Zaïkoff analyse, aux fins d’une requête en accréditation, la constitutionnalité de l’exclusion des cadres de la définition de « salarié » prévue à l’article 1l) 1° du Code du travail[3] (« Code ») :
«1. Dans le présent code, à moins que le contexte ne s’y oppose, les termes suivants signifient:
[…]
l) « salarié » : une personne qui travaille pour un employeur moyennant rémunération, cependant ce mot ne comprend pas:
1° une personne qui, au jugement du Tribunal, est employée à titre de gérant, surintendant, contremaître ou représentant de l’employeur dans ses relations avec ses salariés;
[…] »
(Nos soulignements)
Plus spécifiquement, la juge répond à la question préalable suivante[4] portant sur la détermination du caractère approprié de l’unité de négociation :
L’exclusion du statut de cadre de la définition de salarié à l’article 1l) 1°du Code porte-t-elle atteinte à la liberté d’association garantie par l’article 2d) de la Charte canadienne[5] et par l’article 3 de la Charte québécoise[6] des personnes visées par la requête en accréditation?
La juge Zaïkoff y répond affirmativement. Elle déclare donc constitutionnellement inopérante l’exclusion des cadres de l’application du Code à l’égard des superviseurs des opérations (« SDO ») de l’Association des cadres de la société des casinos du Québec (« l’Association »).
Retour sur les faits
L’Association est constituée en 1997 en vertu de la Loi sur les syndicats professionnels[7] afin de représenter les SDO et négocier leurs conditions de travail avec la Société des casinos du Québec (« l’employeur »).
Les SDO sont désignés et considérés par l’employeur comme des « chefs de table » ou des « cadres de premier niveau ». Il est établi que les SDO ont peu ou pas de pouvoir décisionnel chez l’employeur.
Au fil du temps, l’Association et l’employeur ont établi des ententes visant un certain processus de négociation et de consultation avant la modification de certaines conditions de travail des SDO. Plusieurs revendications relativement au non-respect de ces ententes étaient pendantes. Il faut savoir que la procédure de règlement était une procédure interne pour laquelle l’employeur était le dernier juge.
Vu les échecs rencontrés dans ses démarches auprès de l’employeur en vue d’une procédure interne concertée, l’Association a logé une plainte en vertu du droit international. Les instances internationales ont conclu que l’exclusion des cadres des régimes de négociation collective contrevenait aux conventions internationales. Ces instances ont demandé au Gouvernement du Québec d’apporter des modifications législatives au Code afin que les cadres de premiers niveaux aient le droit de bénéficier du régime général de syndicalisation.
Constatant l’absence de progrès malgré certaines discussions, le 10 novembre 2009, l’Association dépose une requête en accréditation auprès de la défunte Commission des relations du travail[8] pour représenter les SDO.
Tel que mentionné précédemment, la juge administrative déclare constitutionnellement inopérante l’exclusion des cadres de l’application du Code, permettant ainsi à l’Association de présenter sa requête en accréditation.
La Cour supérieure casse la décision du TAT[9]. La Cour d’appel l’a rétablie dans l’arrêt sous étude[10].
L’analyse de la Cour d’appel
La Cour d’appel devait d’abord déterminer si la définition de « salarié » prévue au Code qui exclut toute personne occupant un poste de cadre de premier niveau porte atteinte à la liberté d’association des SDO garantie par les Chartes.
S’appuyant sur les enseignements des arrêts AMPO[11] et Health Services[12], la Cour d’appel convient d’abord que le test de l’entrave substantielle adopté par le TAT est correct et que celui-ci peut être formulé par l’une ou l’autre des questions suivantes[13] :
- Est-ce que le régime législatif contesté « prive les employés de protections adéquates dans leurs interactions avec l’employeur de manière à créer une entrave substantielle à leur capacité de véritablement mener des négociations collectives »[14]? ou, dit autrement,
- Est-ce que « la loi ou l’acte de l’État [contesté] a […] pour effet d’entraver de façon substantielle l’activité de négociation collective, décourageant ainsi la poursuite collective d’objectifs communs »[15]?
Ces questions dictent le cadre d’analyse approprié à appliquer aux faits de l’affaire.
En procédant à cet exercice, la Cour d’appel détermine que les éléments suivants de la preuve constituent une entrave substantielle à la liberté d’association des SDO[16] :
- les modifications unilatérales de conditions de travail par l’employeur sans aviser l’Association;
- le non-respect par l’employeur de l’obligation de consultation prévue dans l’entente;
- le refus de l’employeur de négocier et même d’aborder certains sujets (comme les salaires, les mouvements de main-d’œuvre, les bonis et la modification de l’entente); et
- le nombre d’interlocuteurs différents impliqués à plusieurs niveaux dans les discussions entre les parties.
Contrairement à la Cour supérieure, la Cour d’appel détermine également que les trois (3) éléments qui suivent sont des effets de l’exclusion des SDO du Code et qu’ils constituent eux aussi une entrave substantielle à leur liberté d’association.[17]
- La représentativité et l’indépendance de l’Association face à l’Employeur[18]
Tout comme le TAT, la Cour d’appel conclut que l’Association ne jouit pas d’une reconnaissance véritable en raison de la discrétion de l’employeur sur le choix de ses membres et son titre de représentante et qu’il n’existe aucune protection ni aucun recours contre l’ingérence de l’employeur dans les démarches visant la représentativité.
Ce faisant, la liberté de choix des SDO et l’indépendance de l’Association sont compromises, portant ainsi atteinte au droit à la négociation collective, composante essentielle à la liberté d’association.
- Le non-accès à un mécanisme spécialisé de règlement des différends[19]
La Cour d’appel fait le même constat que le TAT en concluant que le non-accès à un mécanisme spécialisé de règlement des différends empêche l’Association de faire sanctionner adéquatement l’ingérence ou la violation de l’employeur à son obligation de négocier de bonne foi, ce qui porte atteinte, une fois de plus, au droit à la négociation collective.
- L’exercice du droit de grève[20]
Contrairement à la Cour supérieure, la Cour d’appel estime qu’en raison de sa suppression, sans autre mécanisme, le droit de grève de l’Association est entravé. Or, elle rappelle que le droit de grève est indispensable à la protection du processus de négociation collective.
En somme, la Cour d’appel, tout comme le TAT, conclut que l’exclusion des SDO de la définition de « salarié » de l’article 1l) 1° du Code contribue à entraver substantiellement leur droit à un régime permettant une véritable négociation collective de leurs relations de travail avec l’employeur. Il y a donc atteinte à leur liberté d’association.[21]
Devant ensuite décider si cette atteinte est justifiée en fonction du test développé dans l’arrêt Oakes[22], la Cour d’appel indique qu’elle n’a rien à ajouter relativement à la conclusion du TAT selon laquelle l’atteinte minimale pose problème de façon déterminante, ce qui permet de conclure que le test de la justification n’est pas satisfait.[23]
Conclusions
En conséquence, bien que les SDO soient considérés comme des cadres de premier niveau, ils pourront bénéficier des droits protégés par la liberté d’association, soit de négocier collectivement, d’avoir accès à un mécanisme spécialisé de règlement de différends et de faire la grève.
Compte tenu de l’effet potentiel de la décision sur le régime québécois des relations du travail des cadres en général, la Cour d’appel estime toutefois approprié de suspendre pour une période de douze (12) mois le caractère inopérant de l’exclusion des cadres du régime du Code.[24]
Durant cette période de suspension, étant donné que la portée de l’arrêt de la Cour d’appel dépasse certainement la situation des SDO dans cette affaire, le législateur devra notamment évaluer les amendements qu’il apportera au Code afin d’assurer à certaines catégories de cadres le respect de leur liberté d’association.
Les prochains mois seront donc intéressants puisque nous saurons si l’arrêt sera porté en appel[25] devant le plus haut tribunal du pays ou, le cas échéant, quelles sont les modifications législatives proposées par le législateur.
[1] Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, 2022 QCCA 180.
[2] 2016 QCTAT 6870.
[3] RLRQ, c. C-27.
[4] Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, préc., note 1, par. 58.
[5] Charte canadienne des droits et libertés, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11; « 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes : […] d) liberté d’association. ».
[6] Charte québécoise des droits et liberté de la personne, RLRQ, c. C-12; « 3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association »; « 9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public
[7] RLRQ, c. S-40.
[8] Telle qu’alors désignée, devenue le TAT en 2016 : Loi instituant le Tribunal administratif du Travail, RLRQ, c. T-15.1, art. 261.
[9] Société des casinos du Québec inc. c. Tribunal administratif du travail, 2018 QCCS 4781.
[10] Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, préc., note 1.
[11] Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1 (« APMO »).
[12] Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique,
2007 CSC 27 (« Health Services »).
[13] Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, préc., note 1, par. 137
[14] APMO, préc., note 11, par. 80.
[15] Health Services, préc., note 12, par. 90.
[16] Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, préc., note 1, par 142.
[17] Id., par. 143.
[18] Id., par. 145 et 146.
[19] Id., par. 147 à 151.
[20] Id., par. 152 à 157.
[21] Id., par. 163.
[22] R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
[23] Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, préc., note 1, par. 171 à 182.
[24] Id., par. 183 à 189.
[25] À notre connaissance, aucune procédure n’est déposée à cet effet à ce jour.