Le 7 décembre 2016, la juge administrative Irène Zaïkoff rendait de façon conjointe deux décisions interlocutoires visant le droit de cadres de premier niveau de se syndiquer1, dans deux dossiers relatifs à des demandes d’accréditation effectuées dans un cas pour les cadres de premier niveau d’Hydro-Québec et dans l’autre cas pour les cadres de premier niveau du secteur des jeux des casinos du Québec. Ces deux dossiers ont été réunis pour les fins des questions à trancher2.
Ces décisions visaient à répondre à une question préalable à la détermination du caractère approprié des unités de négociation, soit :
L’exclusion du statut de cadre de la définition de salarié à l’article 1(l)1 du Code du travail (RLRQ, c. C-27) est-elle constitutionnelle eu égard à l’article 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés (Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11) et des articles 3 et 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne (RLRQ, c. C-12)?
La juge administrative en viendra à la conclusion que la réponse à cette question est affirmative et autorisera, dans les deux dossiers, que des décisions relatives à l’accréditation des unités proposées puissent ultérieurement être rendues. Cependant, il faut selon nous se garder de croire que cette décision rende le principe applicable à tous les cadres de premier niveau. Dans un premier temps, plusieurs critères doivent être pris en compte et nuancés pour qu’une association de cadres puisse être accréditée. Dans un second temps, ces décisions déclarent inopérante l’exclusion prévue à l’article 1(l)1 du Code du travail dans ces deux dossiers spécifiquement, un juge administratif ne pouvant pas purement et simplement prononcer l’inconstitutionnalité d’une disposition législative.
Survol des faits
Qu’il s’agisse des casinos ou d’Hydro-Québec, les cadres de premier niveau se sont regroupés en associations qui, au fil du temps, ont établi des ententes avec leur employeur respectif visant un processus de négociation et consultation avant la modification de certaines conditions de travail. Dans les deux cas, plusieurs revendications relativement au non-respect de ces ententes ont été faites et la procédure de règlement était une procédure interne pour laquelle l’employeur était le dernier juge. Ces associations ont par ailleurs pris part à des plaintes faites en vertu du droit international, pour lesquelles les instances ont conclu que l’exclusion des cadres des régimes de négociation collective contrevenait aux conventions internationales et ont demandé au Gouvernement du Québec d’apporter des modifications législatives.
L’analyse effectuée
La juge administrative expose dans un premier temps de façon exhaustive le droit des cadres d’être accrédités à l’international, au Canada et au Québec. Elle rappelle notamment qu’au fédéral, le Code canadien du travail restreint l’exclusion des cadres et met l’accent sur les fonctions de direction, plutôt que les fonctions de surveillance. Elle analyse ensuite l’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en ce qui a trait à la liberté d’association, ainsi que la notion de cadre et les régimes général et particuliers en relations du travail afin d’établir un comparatif.
Elle distingue notamment trois paliers généraux, soit les cadres de premier niveau, les cadres intermédiaires et les cadres supérieurs. Les cadres de premier niveau sont ceux qui œuvrent davantage du côté de la surveillance des salariés et qui veillent à l’application des directives de l’employeur, par opposition à des cadres de rang supérieur qui participent à l’élaboration de stratégies, d’orientations et qui peuvent engager l’employeur vis-à-vis de tiers par leur autorité.
Prenant largement en compte l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario (« AMPO »)3 de la Cour suprême, la juge administrative analyse ensuite si l’exclusion du statut de cadre viole la liberté d’association. Elle en conclut par l’affirmative. On ne peut utiliser l’appréhension de conflits d’intérêts pour occulter que l’objet de l’exclusion est d’empêcher les cadres de premier niveau de négocier collectivement leurs conditions de travail, principe faisant partie intégrante du droit d’association. Elle prend sommairement en compte les éléments suivants :
- L’indépendance des associations est incomplète, leur reconnaissance dépendant entièrement de l’employeur, sans aucune protection contre l’ingérence;
- L’absence de mécanisme permettant de sanctionner les manquements à l’obligation de négocier de bonne foi;
- La suppression du droit de grève, sans alternative permettant de rétablir le rapport de force entre les cadres de premier niveau et les employeurs.
Elle constate finalement qu’il y a ainsi entrave substantielle au droit d’association, entrave dont l’État est responsable puisque le gouvernement ne respecte pas ses engagements en vertu des conventions internationales. De plus, les associations ne cherchent pas à avoir accès à un régime légal précis, mais plutôt à exercer leur droit à un véritable processus de négociation collective.
La juge analyse finalement si cette violation du droit d’association est justifiée dans une société libre et démocratique, en fonction des critères établis par l’arrêt Oakes de la Cour suprême4 et tel que repris dans l’arrêt AMPO. Elle conclut que l’objet de l’exclusion n’est ni réel, ni urgent, le modèle Wagner en relations du travail n’excluant pas impérativement les cadres de premier niveau. Il n’y a pas de proportionnalité à la mesure, le lien rationnel entre l’exclusion des cadres et la prévention des conflits d’intérêts étant peu convaincant, surtout en prenant en compte que l’unité de négociation peut être déterminée en conséquence sans exclure tous les cadres de premier niveau. L’exclusion des cadres étant générale et sans distinction, l’atteinte n’est pas minimale.
Conclusion
Ayant jugé qu’il y avait entrave substantielle au droit d’association et que cette atteinte ne pouvait être justifiée, la juge répond donc par l’affirmative à la question constitutionnelle. Les cadres de premier niveau ont donc accès au régime d’accréditation prévu au Code du travail, l’exclusion prévue à l’article 1(l)1 leur étant inapplicable.
Elle précise, comme nous l’avons déjà mentionné, qu’elle ne peut cependant que déclarer cet article inopérant à l’égard des deux associations en cause. Toutefois, dans ce qui pourrait s’apparenter à une certaine invitation à le faire, elle précise qu’il s’agit d’une cause qui devrait être confirmée en révision judiciaire par la Cour supérieure, cette dernière pouvant à ce moment prononcer l’inconstitutionnalité de la disposition et l’invalider à l’égard de tous.
Cette invitation a par ailleurs été suivie. En effet, des demandes de révision judiciaire ont été effectuées en Cour supérieure par les employeurs dans les deux dossiers. Les tribunaux judiciaires seront donc fort probablement appelés prochainement à trancher la question de la constitutionnalité de l’exclusion prévue à l’article 1(l)1 du Code du travail.
Finalement, quant à l’application à d’autres associations, on peut se demander si l’inconstitutionnalité pourrait s’appliquer aux cadres des secteurs public et parapublic. À titre d’exemple, les conditions de travail des cadres du réseau de la santé et des services sociaux sont édictées par un règlement. Ce règlement prévoit, pour les cadres, des recours incluant l’arbitrage pour les mésententes résultant de l’application des dispositions du règlement, mais si l’on se fie aux critères étudiés par la juge administrative, il n’inclut pas la négociation des conditions de travail, celles-ci étant déterminées par le Ministre de la santé. Il n’inclut pas non plus de protection contre l’ingérence et l’entrave, ni de recours pour non-respect de l’obligation de négocier de bonne foi. L’hypothèse d’un débat consistant à savoir si ces cadres peuvent se syndiquer ou non nous apparaît donc raisonnable.