Le 30 janvier 2015, la Cour suprême du Canada rendait une décision historique en droit du travail :Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan (2015 CSC 4). Comme toutes les affaires entendues par la Cour suprême, cette décision a été largement diffusée par les médias. Plusieurs spéculent donc aujourd’hui quant à l’impact du droit constitutionnel de faire la grève sur l’équilibre des relations entre patrons et salariés.

La présente chronique vise à résumer les points importants de la décision rendue par la Cour suprême et à explorer sommairement les conséquences potentielles d’une telle décision sur le régime de négociation collective dans le cadre de services essentiels au Québec.

Résumé des faits

Suite à des grèves importantes d’employés des secteurs de la santé, de la voirie et des services correctionnels en Saskatchewan dans les années 2000, deux textes législatifs ont été adoptés par son Assemblée législative le 14 mai 2008, The Public Service Essential Services Act (S.S. 2008, ch. P-42.2, ci-après « PSESA ») et The Trade Union Amendment Act, 2008 (S.S. 2008, ch. 26).

The Trade Union Amendment Act, 2008 resserre les conditions d’accréditation des syndicats, abaisse le pourcentage d’appuis requis pour révoquer une accréditation et permet la communication par l’employeur « de faits ou d’opinions » aux salariés lors de l’exercice de leurs droits. Ces modifications législatives ont été jugées constitutionnelles à la fois par le juge de première instance, la Cour d’appel de la Saskatchewan et la Cour suprême du Canada, qui ont tous conclu que celles-ci n’entravent pas de manière substantielle la liberté des travailleurs de former des associations et d’y adhérer.

C’est plutôt la question de la constitutionnalité de la PSESA qui a fait couler de l’encre. Cette loi introduit en Saskatchewan un tout nouveau régime législatif visant les salariés du secteur public assurant des « services essentiels ». Ces « services essentiels » sont ainsi définis par la PSESA :

« [TRADUCTION]

(i)    dans le cas de services fournis par un employeur public autre que le gouvernement de la Saskatchewan, les services nécessaires pour permettre à l’employeur public d’empêcher, selon le cas :

(A)   la mise en danger de la vie, de la santé ou de la sécurité;

(B)   la destruction ou la détérioration grave de machines, de matériel ou de locaux;

(C)   l’endommagement grave de l’environnement;

(D)   la perturbation des tribunaux de la Saskatchewan;

(ii)    dans le cas de services fournis par le gouvernement de la Saskatchewan, les services qui

(A)  répondent aux critères énoncés au sous-alinéa (i) et

(B)  qui sont visés par règlement ; »

Plusieurs employeurs sont identifiés comme des « employeurs publics » et visés par la PSESA, dont le gouvernement, des sociétés d’État et universités, les offices régionaux de santé et affiliés au sens de laRegional Health Services Act (nous pouvons faire un parallèle avec les établissements de santé et de services sociaux québécois) et les municipalités.

Le mécanisme prévu par la PSESA pour s’assurer qu’une grève ne paralyse pas les « services essentiels » est simple. Tout d’abord, l’employeur et le syndicat doivent tenter d’en arriver à une entente sur les « services essentiels » à maintenir, si ceux-ci ne sont pas déjà déterminés par règlement (comme dans le cas où l’employeur est le gouvernement). Cette entente vise également les catégories, le nombre et les noms des salariés qui doivent continuer à travailler pour maintenir les « services essentiels ».

Si l’employeur et le syndicat ne parviennent pas à s’entendre, l’employeur désigne unilatéralement les « services essentiels » qui devront être maintenus, les catégories, le nombre et les noms des salariés. Ces salariés devront alors continuer à travailler conformément aux conditions prévues à la dernière convention collective en vigueur et n’ont donc pas le droit de faire la grève.

En vertu de la PSESA, la Saskatchewan Labour Relations Board n’a compétence que pour limiter le nombre d’employés désignés par l’employeur, mais ne peut revoir la définition des « services essentiels », la catégorie ou le nom des employés désignés par l’employeur.

Résumé de la décision

La Cour suprême du Canada conclut que la PSESA est inconstitutionnelle.  En effet, celle-ci porte atteinte à la liberté fondamentale d’association des salariés de façon plus étendue et marquée qu’il n’est nécessaire pour atteindre l’objectif d’assurer la prestation de services essentiels. La Cour suprême était composée d’une formation de sept juges pour entendre cette affaire, dont deux sont dissidents et auraient plutôt décidé que la PSESA est constitutionnelle et ne porte pas atteinte à la liberté d’association. Nous traiterons seulement des motifs de la décision majoritaire dans cette chronique.

La question en litige est de savoir si l’interdiction faite aux salariés désignés de faire la grève entrave substantiellement leur droit à un processus véritable de négociation collective, portant ainsi atteinte à leur liberté d’association reconnue par la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après la « Charte »).

La juge Abella, rédactrice du jugement pour la majorité, répond de façon positive à cette question et consacre pour la première fois le droit de grève comme droit constitutionnel. La Cour suprême avait posé les jalons de sa récente décision dans l’arrêt préalable Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique ([2007] 2 R.C.S. 391), dans lequel elle avait conclut que laCharte protégeait le droit à un processus véritable de négociation collective. Selon la Cour suprême, c’est parce que le droit de grève est une composante indispensable de ce droit à un processus véritable de négociation collective qu’il est également protégé constitutionnellement.  « Sans le droit de grève, le droit constitutionnel de négocier collectivement perd tout son sens » (par.24).

Pour en arriver à cette conclusion, la Cour suprême traite de l’importance historique du rôle de la grève dans la société canadienne et de sa reconnaissance dans le droit canadien. Elle soulève également le déséquilibre fondamental des forces entre salariés et employeurs que la législation moderne s’efforce de corriger. Elle souligne aussi que la grève permet aux salariés de négocier davantage sur un pied d’égalité avec l’employeur. De plus, la Cour suprême relève que les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne militent en faveur de la reconnaissance d’un droit de grève protégé constitutionnellement.

La Cour suprême conclut que l’interdiction aux salariés désignés de se livrer à tout arrêt de travail dans le cadre du processus de négociation pose une entrave substantielle à la négociation collective.  Elle tranche également que cette entrave n’est pas justifiée. Même si l’ininterruption de services essentiels est un objectif urgent et réel, les moyens retenus par la Saskatchewan dépassent ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.

La Cour suprême du Canada souligne notamment les éléments de la PSESA suivants :

–       Le pouvoir discrétionnaire unilatéral de l’employeur de décider que des services essentiels seront assurés durant un arrêt de travail, sans qu’un mécanisme de contrôle approprié lui soit imposé ;

–       Le pouvoir discrétionnaire unilatéral de l’employeur de déterminer la manière dont ces services essentiels seront assurés, sans qu’un mécanisme de contrôle approprié lui soit imposé ;

–       L’absence d’un véritable mécanisme de règlement des différends, par exemple l’arbitrage, pour mettre fin à l’impasse des négociations.

De plus, la Cour suprême du Canada souligne l’absence de compétence du Saskatchewan Labour Relations Board afin d’examiner si un service est effectivement essentiel ou non et si, selon les catégories de salariés désignées, il y a prestation de services vraiment essentiels. Le fait que les salariés doivent fournir les services tant essentiels que non essentiels lorsqu’ils sont désignés justifie également la conclusion que la PSESA limite trop largement les libertés fondamentales. Notons que la Cour indique que le fait qu’un service soit offert uniquement par le secteur public ne mène pas inévitablement à la conclusion qu’il est « essentiel ».

Ainsi, la Cour suprême déclare la PSESA inconstitutionnelle, mais suspend la déclaration d’invalidité pendant un an, ce qui donnera le temps au législateur de la Saskatchewan de modifier le régime législatif sur les services essentiels aujourd’hui en vigueur.

Commentaires

La décision rendue par la Cour suprême du Canada est sans nul doute historique et les conséquences exactes qu’elle aura sur notre droit peuvent difficilement être mesurées aujourd’hui. Certains se questionnent sur la constitutionnalité du régime québécois sur les services essentiels à la lumière de cette nouvelle décision.

Certaines comparaisons peuvent être faites entre le régime applicable en Saskatchewan en vertu de laPSESA et celui applicable au Québec, notamment en vertu du chapitre V.1 du Code du travail du Québec(RLRQ, c. C-27) intitulé « Dispositions particulières applicables aux services publics et aux secteurs public et parapublic ».

Par exemple, le Code du travail prévoit que c’est le syndicat qui fournit une liste des services essentiels à maintenir en cas d’échec des négociations en vue d’une entente entre lui et l’employeur. Le Code du travail prévoit également que la Commission des relations du travail a compétence pour réviser cette liste soumise afin de s’assurer de la suffisance des services essentiels qui y sont prévus. Cette compétence dépasse celle octroyée au Saskatchewan Labour Relations Board par la PSESA.

Le Code du travail est également plus restrictif que la PSESA en ce qui concerne les « services publics » qui pourraient faire l’objet d’un décret ordonnant de maintenir, en cas de grève, des services essentiels. De plus, un tel décret ordonnant de maintenir des services essentiels ne peut être rendu que si le gouvernement est d’avis qu’une grève pourrait avoir pour effet de mettre en danger la santé ou la sécurité du public, un critère plus restrictif que celui imposé par la PSESA.

Ainsi, plusieurs des reproches formulés par la Cour suprême quant au régime législatif de la PSESA ne nous semblent pas fondés dans le cas du chapitre V.1 du Code du travail, sans compter que plusieurs des dispositions de ce dernier ont été adoptées dans les années 80 et font aujourd’hui l’objet d’un certain consensus dans la société québécoise.

Par contre, il est indéniable que le chapitre V.1 du Code du travail a pour effet de limiter de façon importante le droit de grève des groupes de salariés visés par ces dispositions. Reste à savoir si, dans l’éventualité d’une contestation, les tribunaux jugeront que ces limitations sont justifiées et qu’elles portent minimalement atteinte au droit de grève de ces salariés, ce qui confirmerait leur constitutionnalité.

 

La présente chronique ne constitue pas un avis juridique et a été rédigée uniquement afin d’informer les lecteurs. Ces derniers ne devraient pas agir ou s’abstenir d’agir en fonction uniquement de cette chronique. Il est recommandé de consulter à cette fin leur conseiller juridique. © Monette Barakett SENC. Tous droits réservés. La reproduction intégrale et la distribution de cette chronique sont autorisées à la seule condition que la source y soit indiquée.