La pandémie de la COVID-19 a entraîné de nombreux bouleversements dans les milieux de travail. Si la pandémie est maintenant passée, certains de ses effets, dont le télétravail, influent et perdurent encore. Les décideurs en droit du travail sont donc toujours appelés à considérer les impacts de ce phénomène dans l’interprétation de certaines lois, y compris les dispositions anti-briseurs de grève que l’on retrouve à l’article 109.1 du Code du travail[1] (ci-après « Code »).

Rappelons que cet article interdit à l’employeur d’utiliser les services de certaines personnes et salariés pour accomplir du travail normalement effectué par les salariés de l’unité de négociation en grève ou en lock-out.[2]

Le Tribunal administratif du travail (ci-après « TAT ») a rendu successivement deux décisions[3] soutenant essentiellement que la notion d’« établissement » se trouvant à l’article 109.1 du Code doit comprendre le télétravail compte tenu de cette nouvelle réalité provoquée par la crise sanitaire.

Dans la première, Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc.[4], le TAT conclut que l’employeur a contrevenu aux dispositions anti-briseurs de grève en employant une personne en télétravail pour remplir les fonctions d’un salarié inclus dans l’unité de négociation en lock-out.

Dans la seconde, Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. La Coop Novago[5], le TAT déclare que l’employeur a enfreint l’interdiction de l’article 109.1 g) lorsqu’il a utilisé des salariés en télétravail pour effectuer les tâches de salariés en grève.

Ces deux décisions contredisent une jurisprudence constante selon laquelle l’établissement se limite « au lieu précis dont l’employeur a théoriquement verrouillé les portes »[6].

En raison de cette interprétation élargie de la notion d’« établissement » se trouvant à l’article 109.1 g) du Code, les deux  décisions ont été portées en révision judiciaire devant la Cour supérieure. Cette dernière a récemment rendu les décisions suivantes.

Dans l’une, Groupe CRH Canada inc. c. Tribunal administratif du travail[7], la Cour supérieure intervient en cassant la décision du TAT, tandis que dans l’autre, Coop Novago c. Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière — CSN[8], elle rejette le pourvoi considérant que l’interprétation du TAT est raisonnable.

Principes jurisprudentiels

Dans Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec[9], arrêt phare sur l’interprétation des dispositions anti-briseurs de grève, le juge Marc Beauregard de la Cour d’appel interprète restrictivement la notion d’« établissement », laquelle signifie « le lieu précis dont l’employeur a théoriquement verrouillé les portes ». Au soutien de cette interprétation, le juge Beauregard explique que l’objectif principal du législateur est d’empêcher que le travail de remplacement soit effectué dans l’établissement même où sont accomplies les fonctions des salariés syndiqués en grève ou lock-out, et non d’empêcher le travail de remplacement dans tous les endroits d’où le travail peut être effectué ou d’interdire le travail de remplacement en soi.[10]

La Cour d’appel reprend ces motifs dans une affaire subséquente[11], ajoutant que la notion d’« établissement » doit inclure tant le « lieu précis dont l’employeur a théoriquement verrouillé les portes » que le lieu « où les salariés de l’unité de négociation en grève exercent habituellement leurs fonctions »[12].

Précisons également que dans l’arrêt Les avocats et notaires de l’État québécois c. Procureure générale du Québec[13], la Cour d’appel confirme que l’arrêt Saskatchewan[14] de la Cour suprême du Canada constitutionnalisant le droit de grève n’a pas pour effet d’élargir la notion d’« établissement » au sens du Code.

Du fait de ces trois arrêts, il est bien établi qu’à moins que l’employeur fasse remplir les fonctions des salariés faisant partie de l’unité de négociation à l’endroit même où la grève ou le lock-out a été déclaré, le travail de remplacement à l’extérieur de l’établissement ne sera pas visé par les dispositions anti-briseurs de grève du Code.

Les décisions du TAT

D’abord, dans l’affaire Groupe CRH Canada inc., le TAT explique qu’étant donné les changements occasionnés par la pandémie de la COVID-19, il doit réévaluer l’interprétation jurisprudentielle du terme « établissement » au sens de l’article 109.1 g) du Code.[15]

Selon le juge administratif Pierre-Étienne Morand, puisque la nature du télétravail implique d’effectuer une prestation de travail de son domicile, l’établissement «se déploie même virtuellement… au-delà des « frontières traditionnelles » de l’« établissement » »[16]. De cette interprétation, il découle que le travail exécuté dans la résidence du salarié en télétravail s’inscrit dans l’« établissement déployé » de l’employeur, ce qui est assimilable à la notion d’« établissement » prévue l’article 109.1 g) du Code.

Citant les enseignements de la Cour d’appel dans l’affaire Journal de Québec[17], le TAT écrit que l’établissement « au-delà de ses frontières traditionnelles » est le lieu précis où l’employeur peut « théoriquement verrouiller les portes »[18]. En outre, une telle approche s’inscrit avec les principes de l’arrêt Saskatchewan[19], lequel reconnait le caractère constitutionnel du droit de grève. Il en découle, selon le TAT, que de limiter l’« établissement » à la seule adresse physique de l’accréditation risque d’entraver le droit d’association tel que garanti dans l’arrêt Saskatchewan.[20]

Le juge administratif Morand soutient également que l’objectif du législateur avec l’article 109.1 du Code est d’équilibrer le rapport de force entre les parties prenant part à la négociation ; ainsi, limiter la notion d’« établissement » en vue d’exclure le télétravail aurait pour effet de dénaturer les dispositions anti-briseurs de grève.[21]

Pour tous ces motifs, le TAT conclut que l’employeur a contrevenu à l’article 109.1 g) du Code lorsqu’il a utilisé les services d’une salariée pour faire exécuter de chez elle les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en lock-out.

Dans l’affaire La Coop Novago, le juge administratif Bernard Marceau reprend essentiellement le même raisonnement pour conclure à une contravention de l’article 109.1 g) par l’employeur, citant la nécessité d’actualiser la notion d’établissement pour tenir compte de la réalité du télétravail postpandémie.[22]

En contrôle judiciaire

En révision judiciaire de la décision Groupe CRH Canada inc., le 21 avril 2023, la Cour supérieure conclut que la décision du TAT est déraisonnable et frappée « d’une apparente incohérence significative »[23].

Le juge Louis-Paul Cullen réfère d’abord au libellé de l’article 109.1 g) du Code, lequel prévoit que l’interdiction s’applique à l’égard de salariés travaillant « dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré ». Pour la Cour supérieure, il en ressort qu’il est inconcevable que la résidence de la salariée soit le lieu où le lock-out a été déclaré.[24]

En outre, le juge Cullen soutient que la décision du TAT est incompatible avec les enseignements de la Cour d’appel. Bien qu’un décideur administratif ne soit pas nécessairement lié par les précédents judiciaires, en l’espèce, l’autonomie décisionnelle du TAT est limitée par la portée et l’importance hiérarchique des arrêts de la Cour d’appel.[25] En conséquence, le TAT ne pouvait déroger au fort courant jurisprudentiel sans faire les distinctions nécessaires pour le justifier.

Dans un même ordre d’idée, la juge Cullen considère que l’élargissement de la notion d’« établissement » est incompatible avec la cohérence législative ou les principes constitutionnels. D’une part, la Cour d’appel s’est déjà prononcée en indiquant que l’arrêt Saskatchewan n’avait pas d’incidence sur l’interprétation des dispositions anti-briseurs de grève.[26] D’autre part, le TAT se substitue au législateur lorsqu’il conclut que la « grande échelle » du télétravail durant la pandémie justifie de réinterpréter le sens de l’article 109.1 g) du Code.[27]

Finalement, pour le juge Cullen, le TAT ne tient pas compte de l’article 109.4 du Code qui permet au ministre de dépêcher un enquêteur afin de visiter les lieux du travail. Élargir la notion d’« établissement » exposerait ainsi les salariés en télétravail à une situation farfelue où ils recevraient la visite d’enquêteurs à leur domicile.

À l’inverse, en révision judiciaire de la décision La Coop Novago, le 10 mai 2023, la Cour supérieure conclut que la décision est raisonnable, et ce, bien que le TAT n’ait pas repris les passages cruciaux de l’affaire Groupe CRH Canada inc. pour en faire son raisonnement.

Pour le juge Jean-Yves Lalonde, un « lecteur avisé comme l’employeur doit nécessairement connaître le concept d’« établissement déployé » tel qu’élaboré » dans l’affaire Groupe CRH Canada inc.[28]

De surcroît, la Cour supérieure retient que l’actualisation du terme « établissement » pour tenir compte de la nouvelle réalité du télétravail est un motif valable qui permet au TAT de conclure « que les fonctions des salariés de l’unité en grève ne peuvent être remplies à distance, en télétravail, par des employés non syndiqués, sans contrevenir à l’objet de la loi »[29]. Il s’agit en l’espèce d’une issue possible et acceptable qui justifie de faire preuve de retenue judiciaire.[30]

Les retombées pour l’employeur

La position pour l’instant divergente des tribunaux sur l’interprétation de l’article 109.1 g) du Code commande à l’employeur la prudence avant d’utiliser les services d’un salarié exclu de l’unité de négociation pour remplir, en télétravail, les fonctions d’un salarié faisant partie de l’accréditation en grève ou en lock-out. La question pourrait toutefois bientôt être tranchée par la Cour d’appel.[31]

Entre-temps, nous nous limiterons à affirmer que le jugement rendu par le juge Louis-Paul Cullen dans Groupe CRH Canada inc.[32] est le plus étoffé. Il soulève l’incohérence de la décision rendue par le TAT, son opposition aux enseignements de la Cour d’appel en la matière, en plus de son incidence sur les autres dispositions anti‑briseurs de grève en vertu du Code.

Quant au jugement rendu par le juge Jean-Yves Lalonde dans La Coop Novago[33], il conclut simplement que la décision est raisonnable, sans toutefois analyser sur le fond les motifs du TAT. Le juge Lalonde en appelle à la déférence envers le premier décideur, indiquant qu’il s’agit d’une issue possible et acceptable, ce qui ne signifie pas qu’il aurait rendu la même décision s’il avait été saisi de la question.

 

Merci beaucoup à Edward Muzaleno pour sa contribution à cette chronique.


[1]        RLRQ, c. C-27.

[2]        L’article 109.1 du Code stipule : « Pendant la durée d’une grève déclarée conformément au présent code ou d’un lock-out, il est interdit à un employeur :

  1. a)  d’utiliser les services d’une personne pour remplir les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en grève ou en lock-out lorsque cette personne a été embauchée entre le jour où la phase des négociations commence et la fin de la grève ou du lock-out;
  2. b)  d’utiliser, dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré, les services d’une personne à l’emploi d’un autre employeur ou ceux d’un entrepreneur pour remplir les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en grève ou en lock-out;
  3. c)  d’utiliser, dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré, les services d’un salarié qui fait partie de l’unité de négociation alors en grève ou en lock-out à moins:
  4. qu’une entente ne soit intervenue à cet effet entre les parties, dans la mesure où elle y pourvoit, et que, dans le cas d’un établissement visé à l’article 111.2, cette entente ait été approuvée par le Tribunal;
  5. que, dans un service public, une liste n’ait été transmise ou dans le cas d’un établissement visé à l’article 111.2, n’ait été approuvée en vertu du chapitre V.1, dans la mesure où elle y pourvoit;

          iii.  que, dans un service public, une décision n’ait été rendue en vertu de l’article 111.0.24.

  1. d)  d’utiliser, dans un autre de ses établissements, les services d’un salarié qui fait partie de l’unité de négociation alors en grève ou en lock-out;
  2. e)  d’utiliser, dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré, les services d’un salarié qu’il emploie dans un autre établissement;
  3. f)  d’utiliser, dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré, les services d’une personne autre qu’un salarié qu’il emploie dans un autre établissement sauf lorsque des salariés de ce dernier établissement font partie de l’unité de négociation alors en grève ou en lock-out;
  4. g)  d’utiliser, dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré, les services d’un salarié qu’il emploie dans cet établissement pour remplir les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en grève ou en lock-out.» (Nos soulignements ajoutés).

[3]        Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2021 QCTAT 5639 (25 novembre 2021) et Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. La Coop Novago, 2022 QCTAT 1324 (23 mars 2022).

[4]        2021 QCTAT 5639.

[5]        2022 QCTAT 1324.

[6]        Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011, QCCA 1638.

[7]        2023 QCCS 1259.

[8]        2023 QCCS 1539.

[9]        Préc., note 6.

[10]       Id., par. 14 et 15.

[11]       Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec c. Procureur générale du Québec, 2018 QCCA 2161.

[12]       Id., par. 57.

[13]       2018 QCCA 224.

[14]       Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4.

[15]       Groupe CRH Canada inc., préc., note 3, par. 140.

[16]       Id., par. 149.

[17]       Préc., note 6.

[18]       Groupe CRH Canada inc., préc., note 3, par. 164.

[19]       Préc., note 14.

[20]       Groupe CRH Canada inc., préc., note 3, par. 160.

[21]       Id., par. 170.

[22]       La Coop Novago, préc., note 3, par. 74 à 80.

[23]       Groupe CRH Canada inc., préc., note 3, par. 90.

[24]       Id., par. 100.

[25]       Id., par. 109.

[26]       Id., par. 113.

[27]       Id., par. 117.

[28]       La Coop Novago, préc., note 3, par. 40.

[29]       Id., par. 42.

[30]       Id., par. 41.

[31]       La décision Groupe CRH Canada inc., préc., note 7, fait l’objet d’une requête pour permission d’appeler et d’une déclaration d’appel devant la Cour d’appel (500-09-030573-232).

[32]       Préc., note 7.

[33]       Préc., note 8.

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