C’est certes une évidence d’affirmer que les dispositions concernant le harcèlement psychologique qui ont été intégrées, il y a quelques années, à la Loi sur les normes du travail 1 (« LNT ») ont donné ouverture à un nombre important de plaintes. La LNT prévoit que les dispositions concernant le harcèlement psychologique sont réputées faire partie intégrante de toute convention collective. Le salarié insatisfait du traitement de sa plainte par un employeur peut donc demander à son syndicat de porter un grief à l’arbitrage.

Un salarié victime d’une blessure ou d’une maladie et qui se prétend victime de harcèlement psychologique au travail peut aussi choisir de déposer une réclamation auprès de la Commission de la santé et sécurité au travail (« CSST ») pour tenter de faire reconnaître une lésion professionnelle. Une telle réclamation pourra éventuellement être entendue par la Commission des lésions professionnelles (« CLP »).

Il n’est pas rare que les employeurs soient confrontés à deux recours distincts, l’un devant le tribunal d’arbitrage, l’autre devant la CLP, pour des allégations de faits similaires.

L’employeur doit-il nécessairement aller débattre la question devant les deux instances avec tout ce que cela implique en termes d’énergie, de coûts, de temps pour les gestionnaires et employés impliqués, sans compter le risque de décisions contradictoires?

Si la CLP s’est déjà prononcée sur la réclamation d’un travailleur, fondée sur le harcèlement psychologique et qu’elle a rejeté cette réclamation, l’employeur peut-il invoquer l’autorité de la chose jugée devant l’arbitre de griefs pour éviter de devoir refaire le même débat devant celui ci?

Dans une décision du 2 juin 2009 2, l’arbitre François Hamelin répond à cette question par l’affirmative.

Dans cette affaire, l’employeur s’opposait à l’arbitrabilité du grief de harcèlement psychologique au motif qu’une décision rendue le 6 mars 2007 par la CLP avait acquis l’autorité de la chose jugée sur la question. La notion d’autorité de la chose jugée est définie comme suit à l’article 2848 du Code civil du Québec 3:

« L’autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les même qualités, et que la chose demandée est la même. »

Les faits pertinents de cette affaire se résument assez simplement : À compter du 25 février 2005, le salarié s’absente du travail en raison d’une dépression situationnelle et dépose une réclamation auprès de la CSST en soutenant que cet état est causé par le harcèlement dont il se dit victime au travail. Sa réclamation sera rejetée par toutes les instances : CSST, révision administrative et finalement, CLP.

De façon concomitante à ses recours devant les instances de la CSST, le salarié dépose une plainte en vertu de l’article 47.3 du Code du travail au motif que le syndicat ne le représente pas adéquatement et réclame d’être autorisé à soumettre sa réclamation concernant le harcèlement à l’arbitre de griefs et à se faire représenter à cette fin par le procureur de son choix. Une première décision rejette sa plainte, mais sa demande de révision est accueillie. Le 20 décembre 2007, sa plainte en vertu de l’article 47.3 du Code du travail est accueillie de sorte que le grief est porté à l’arbitrage devant l’arbitre François Hamelin.

L’OBJECTION PATRONALE

L’employeur s’oppose à l’arbitrabilité du grief de harcèlement psychologique au motif que la décision sans appel rendue par la CLP le 6 mars 2007 a acquis l’autorité de la chose jugée sur la question en litige. L’employeur prétend que les événements allégués par le salarié devant la CLP à titre de situation de harcèlement sont les mêmes que ceux présentés devant le tribunal d’arbitrage. L’employeur soutient que la totalité des allégations du salarié ont été traitées par la CLP, soit spécifiquement, soit implicitement. L’employeur prétend que puisque la CLP a apprécié et qualifié les faits en litige, concluant qu’ils ne constituaient pas du harcèlement, ces faits ne peuvent faire l’objet d’une nouvelle appréciation devant le tribunal d’arbitrage puisqu’il y aurait un risque sérieux de jugements contradictoires. À cet égard, l’employeur prétend que le tribunal d’arbitrage est lié par les conclusions de la CLP à l’effet que les faits en litige ne constituent pas du harcèlement.

La notion d’autorité de la chose jugée implique une triple identité entre deux litiges : identité de parties, identité de cause et identité d’objet.

Selon un certain courant de jurisprudence, les litiges devant la CLP et devant l’arbitre n’auraient pas la même cause, même si les faits appréciés par les deux instances sont les mêmes, car la qualification juridique de ces faits serait différente. Pour certains autres arbitres, il y aurait chose jugée car les faits matériels font l’objet d’une même preuve devant les deux instances et la qualification juridique de ces faits serait la même.

L’arbitre Hamelin considère qu’il y a identité de parties devant la CLP et devant lui puisque le salarié et l’employeur sont les parties directement impliquées devant les deux instances.

Il considère qu’il y a également identité de cause puisque les faits allégués devant la CLP et le tribunal d’arbitrage sont survenus à la même époque et sont exactement les mêmes. La qualification juridique de ces faits est, selon l’arbitre, également la même, puisque devant les deux juridictions, il s’agit de savoir si le plaignant a été victime de harcèlement psychologique au sens de l’article 81.18 de la LNT.

Il y a également identité d’objet selon l’arbitre Hamelin. Celui-ci considère que le bénéfice immédiat recherché par le salarié devant la CLP et le tribunal d’arbitrage est le même : faire constater qu’il a été victime de harcèlement psychologique au travail. Évidemment, les recours réclament des remèdes différents : « des indemnités de remplacement du revenu devant la CLP, ainsi que toutes les mesures de réadaptation prévues par la loi, alors que devant le tribunal d’arbitrage, le réclamant demande que l’employeur cesse le harcèlement, le réintègre dans son travail sans perte de salaire et soit condamné à lui verser des dommages-intérêts punitifs et moraux » 4.].

L’arbitre considère qu’il y a tout de même identité d’objet malgré le fait que les remèdes puissent être différents : « Quoi qu’il en soit, même si les remèdes diffèrent d’une juridiction à une autre, ils requièrent tous qu’au départ, chaque instance en vienne à la conclusion que le réclamant a été victime de harcèlement psychologique au sens de la loi ». 5.]

L’arbitre Hamelin appuie son raisonnement sur l’affaire Syndicat canadien des communications, de l’énergie, du papier – SCEP c. Amdocs, Gestion de services canadiens inc. 6, du 11 février 2009 dans laquelle la Cour supérieure a maintenu la décision arbitrale qui avait accueilli une objection préliminaire similaire. Une requête pour permission d’appeler a été déposée par le syndicat mais n’a toujours pas été entendue par la Cour d’appel au moment d’écrire ces lignes.

Un moyen préliminaire fondé sur l’autorité de la chose jugée peut donc être envisagé dans certaines situations bien précises, comme c’était le cas dans les affaires Cargill et Amdocs.

Les faits à l’origine des recours devant la CLP et devant l’arbitre de griefs doivent être les mêmes et l’une des deux instances doit avoir rendu jugement sur les prétentions de harcèlement psychologique du salarié.

Dans une décision rendue quelques jours avant celle de Me Hamelin 7, l’arbitre Bernard Lefebvre rejetait le moyen préliminaire de l’employeur fondé sur la litispendance [8.Litispendance: « Situation dans laquelle les tribunaux d’un même degré, également compétents, sont saisis simultanément d’un même litige. (…) » H. REID, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 3e édition, Wilson & Lafleur Ltée, 2004.] : L’employeur s’opposait à ce que l’arbitre entende un grief alléguant harcèlement psychologique (ou, subsidiairement, qu’il suspende l’arbitrage jusqu’à la décision de la CLP) puisque l’audition devant la CLP était alors fixée au 24 septembre 2009.

Appliquant le même test de la triple identité (parties, cause et objet), il considère que bien qu’il y ait identité de parties, il n’y a pas identité de cause ni d’objet entre le recours devant la CLP et le grief.

Il est important de souligner que, dans la situation soumise à l’arbitre Lefebvre, la CLP ne s’était pas encore prononcée sur la réclamation de la travailleuse [9.La CSST et la Révision administrative avaient toutefois déjà rejeté la réclamation.], à la différence des affaires Amdocs et Cargill.

Il reste tout de même à voir si d’autres arbitres de griefs accueilleront de tels moyens d’irrecevabilité. De même, il sera intéressant de voir ce que les commissaires de la CLP feront s’ils sont eux-mêmes saisis de moyens préliminaires semblables lorsqu’un arbitre de griefs se sera déjà prononcé sur les allégations de harcèlement psychologique du salarié.

La décision Cargill est, par ailleurs, une démonstration éloquente de l’importance d’obtenir de façon la plus précise possible les faits allégués par la personne salariée pour justifier sa prétention de harcèlement psychologique. En effet, en ayant les allégations précises et détaillées de la personne salariée, il est alors possible de démontrer que les faits allégués devant les deux instances sont les mêmes. Ceci n’est évidemment pas possible lorsque l’employeur ne dispose pas de précisions suffisantes.

La présente chronique ne constitue pas un avis juridique et a été rédigée uniquement afin d’informer les lecteurs. Ces derniers ne devraient pas agir ou s’abstenir d’agir en fonction uniquement de cette chronique. Il est recommandé de consulter à cette fin leur conseiller juridique. © Monette Barakett SENC. Tous droits réservés. La reproduction intégrale et la distribution de cette chronique sont autorisées à la seule condition que la source y soit indiquée.