We are sorry that this content is not available in English. Please do not hesitate to contact us.

En 2012, la FIQ[1] déposait une requête qui est à l’origine d’une question ayant fait couler beaucoup d’encre devant les tribunaux ces dernières années : le cadre juridique qui régit le Réseau de la santé et des services sociaux (le « Réseau ») suffit-il, à lui seul, pour déterminer qui est le véritable employeur[2] du personnel d’agence de placement fournissant des services en soins infirmiers et cardiorespiratoires à un l’établissement public de santé ?

Neuf ans après le dépôt de cette requête, la Cour d’appel[3] s’est enfin prononcée sur la question et répond par la négative : le cadre juridique du Réseau ne fait pas en sorte que, dès que les membres du personnel en soins des agences de placement mettent le pied dans l’établissement, ils deviennent automatiquement ses salariés et font partie de l’unité d’accréditation du syndicat qui représente cette catégorie d’emploi[4].

Avant d’analyser les motifs de la Cour d’appel, il est pertinent de revenir sur les principes de base quant à la détermination du véritable employeur dans le cadre d’une relation tripartite (en l’espèce, un établissement de santé, le personnel en soins infirmiers provenant d’agences de placement et le syndicat accrédité pour cette catégorie d’emploi au sein de l’établissement).

Depuis 1997, l’arrêt phare de la Cour suprême du Canada, l’affaire Ville de Pointe-Claire[5], établit les critères juridiques permettant de déterminer le véritable employeur dans un tel contexte. La Cour suprême préconise une « approche souple et globale », au cas par cas, pour fixer l’identité de celui qui a le plus de contrôle sur l’ensemble des aspects du travail du personnel visé. Pour ce faire, elle fournit une liste non exhaustive de paramètres à analyser: la subordination juridique, l’intégration dans l’entreprise, le processus de sélection, l’embauche, la formation, la discipline, l’évaluation, la supervision, l’assignation des tâches, la rémunération[6]. Cette preuve, éminemment factuelle, peut requérir plusieurs journées d’audition devant le TAT dans le cas où la procédure vise plusieurs employés d’agence régis par un même contrat avec l’établissement.

Dans cette affaire, la FIQ a justement tenté de court-circuiter l’administration d’une longue preuve dite « individualisée », arguant que l’analyse du cadre juridique régissant le Réseau ne permettait d’en venir qu’à une seule conclusion : l’établissement de santé est automatiquement le véritable employeur du personnel en soins infirmiers provenant des agences de placement.

Dans une décision de près de 50 pages rejetant l’appel de la FIQ, la Cour d’appel fait une analyse détaillée, disséquant une à une les lois qui organisent le Réseau et le cadre administratif qui permet ce type de contrat.

La Cour note d’abord que la Loi sur les services de santé et les services sociaux[7] (« LSSSS ») a pour objectif d’assurer aux citoyens l’accessibilité et la continuité des services de santé et des services sociaux de qualité, lesquels doivent être dispensés de façon sécuritaire et respectueuse par des établissement[8]. Cette prestation de services peut se faire soit par l’établissement lui-même[9] ou par l’entremise d’ententes[10], dont notamment des contrats avec des agences de personnel de placement. Selon la Cour d’appel, l’interprétation des dispositions de la LSSSS quant à l’organisation des soins ne peut en aucun cas être utilisée pour interpréter la notion d’employeur au sens du Code du travail dans le cadre d’une relation tripartite, l’objectif de ces deux lois étant entièrement distinct. Une position contraire aurait tout simplement pour effet d’écarter le cadre d’analyse de l’arrêt Ville de Pointe-Claire[11].

La Cour poursuit son analyse et conclut que les Loi 25[12], 10[13] et 30[14], à l’origine des multiples réformes administratives du Réseau dans les dernières années, ne permettent pas non plus de conclure que les établissements sont obligatoirement les employeurs du personnel d’agences de placement[15]. En effet, la Loi 25 et la Loi 10 dont l’objectif était l’intégration des services dans le cadre de fusion d’établissements[16] n’interdisent aucunement le recours à des contrats avec des agences de personnel autorisés par la LSSSS. De plus, la Loi 30 qui vise à réduire le nombre d’unités d’accréditation par établissement ne modifie en rien la définition de « salarié » et d’« employeur » au sens du Code du travail[17]. À la lumière d’une fine analyse de ces lois, la Cour détermine que le législateur n’avait aucunement l’intention de modifier le lien d’emploi entre les agences et son personnel.

Quant aux lois prévoyant le maintien des services essentiels dans le Réseau en cas de grève[18], la Cour conclut que le gouvernement détient depuis toujours les outils juridiques requis afin d’assujettir les agences de placement à un tel régime dans le cas où il le jugerait nécessaire[19]. Elles ne sont donc aucunement utiles pour déterminer le véritable employeur dans le contexte étudié. Il en va de même pour la Loi sur l’équité salariale[20] et la Loi 142[21], dont les objectifs respectifs décortiqués par la Cour ne permettent nullement de fonder les prétentions de la FIQ[22].

Enfin, la Cour termine sa longue analyse en concluant que la convention collective applicable et la directive administrative du Ministère de la santé et des services sociaux encadrant la formation de contrats entre un établissement et une agence de personnel de placement (la Circulaire 2011-037) semblent plutôt contredire l’idée que le législateur, en adoptant les lois ci-haut mentionnées, avait l’intention de créer un lien d’emploi automatique entre un établissement et le personnel d’agences en soins infirmiers.

Pour récapituler les enseignements importants de la Cour d’appel dans cette affaire, notons que le cadre juridique de l’arrêt Ville de Pointe-Claire est toujours de mise pour identifier le véritable employeur du personnel d’agences dans le Réseau. Une preuve factuelle et individualisée demeure donc requise, les paramètres propres au secteur de la santé et des services sociaux pouvant être un facteur parmi tant d’autres à prendre en considération dans l’analyse. Rejetant l’appel de la FIQ, la Cour d’appel retourne le dossier au TAT afin que l’affaire soit entendue de nouveau à la lumière des principes juridiques applicables.

Or, en date du 29 septembre 2021, la FIQ a requis l’intervention de la Cour suprême du Canada dans un ultime recours pour faire valoir ses prétentions. L’histoire dira donc si la Cour suprême acceptera d’entendre l’appel et de revisiter l’arrêt Ville de Pointe-Claire 25 ans plus tard…

 

[1] La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec.

[2] Afin de déterminer le véritable employeur, un syndicat dépose une requête en vertu de l’article 39 du Code du travail (RLRQ, c. C-27) devant le Tribunal administratif du travail (« TAT »), lequel a la compétence exclusive pour trancher la question. L’article 39 énonce que : « De plein droit, au cours de son enquête, et en tout temps sur requête d’une partie intéressée, le Tribunal peut décider si une personne est un salarié ou un membre d’une association, si elle est comprise dans l’unité de négociation, et toutes autres questions relatives à l’accréditation. »

[3] FIQ — Syndicat des professionnelles en soins de l’Est-de-l’Île-de-Montréal c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, 2021 QCCA 1096. L’historique judiciaire ayant mené à cette décision est le suivant : deux décisions du TAT ont initialement donné raison à la FIQ (Professionnel(le)s en soins de santé unis (FIQ) et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, 2016 QCTAT 5036; FIQ – Syndicat des professionnelles en soins de l’Est-de-l’île-de-Montréal et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, 2017 QCTAT 3605), lesquelles ont été jugées déraisonnables par la Cour supérieure (Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’Île-de-Montréal c. Tribunal administratif du travail, 2020 QCCS 321). La FIQ a obtenu la permission d’en appeler du jugement (FIQ — Syndicat des professionnelles en soins de l’Est-de-l’Ile-de-Montréal c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’Ile-de-Montréal, 2020 QCCA 772), ce qui a mené à l’arrêt de la Cour d’appel faisant l’objet de la présente chronique.

[4] Les infirmières et infirmiers d’un établissement public de santé sont représentés par un seul et même syndicat en vertu de la Loi 30 (Loi concernant les unités de négociation dans le secteur des affaires sociales, RLRQ, c. U-0.1.)

[5] Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [1997] 1 RCS 1015.

[6] Idem, par. 48.

[7] RLRQ c S-4.2.

[8] Par. 74-78. Voir notamment les art. 5, 7, 13 et 100 de la LSSSS.

[9] Art. 101 LSSSS.

[10] Art. 108 LSSSS.

[11] Par. 79-90.

[12] Loi sur les Agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux, RLRQ, c. A-8.1.

[13] Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales, RLRQ, c. O-7.2.

[14] Loi concernant les unités de négociation dans le secteur des affaires sociales, RLRQ, c. U-0.1.

[15] Par. 110 et 111.

[16] Par. 94-101.

[17] Par. 102-109.

[18] Loi assurant le maintien des services essentiels dans le secteur de la santé et des services sociaux, RLRQ, c. M-1.1 et les dispositions pertinentes du Code du travail.

[19] Par 112-122.

[20] Loi sur l’équité salariale, RLRQ, c. E-12.001.

[21] Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public, L.Q. 2005, c. 43.

[22] Par. 127-136 et