Dans la récente décision arbitrale Syndicat des chauffeurs de la S.T.L. et Société de transport de Laval 1(la «S.T.L.»), l’arbitre Denis Tremblay a reconnu qu’un employeur peut réglementer la question des tatouages de ses salariés même si ce faisant, il restreint leur droit à la liberté et leur liberté d’expression. Cependant, comme il s’agit de libertés et droits fondamentaux prévus à la Charte des droits et libertés de la personne 2 (la «Charte»), l’employeur doit s’assurer que cette restriction soit rationnellement liée à l’objectif qu’il poursuit et il doit également s’assurer qu’elle limite au minimum l’atteinte aux libertés et droits fondamentaux de ses salariés.
LES FAITS
Le plaignant est un chauffeur d’autobus à la S.T.L. depuis 18 ans. Il a toujours porté de nombreux bracelets, bagues et boucles d’oreilles. Il a également le crâne entièrement rasé depuis environ 17 ans. La preuve révèle qu’avant les faits en litige, son apparence n’avait jamais fait l’objet de discussions avec la S.T.L.
Le 5 janvier 2008, le plaignant se fait tatouer une partie du côté droit du visage, celui qu’il présente aux clients qui montent dans l’autobus.
Le 30 avril 2008, la S.T.L. avise le plaignant que pour conserver son poste de chauffeur, il doit faire enlever son tatouage au visage et qu’en attendant, il est muté à un emploi de préposé à l’assignation.
À la fin du mois de mai 2008, la S.T.L. procède à un sondage en ligne sur l’apparence physique de ses chauffeurs. Une des questions concerne directement la situation du plaignant. La S.T.L. demande en effet aux répondants leur opinion sur un chauffeur qui présenterait un tatouage au visage. Les résultats de ce sondage indiquent que 47% des gens se montrent craintifs en présence d’une personne tatouée au visage.
À la même époque, deux autres chauffeurs de la S.T.L. présentent des tatouages visibles pour la clientèle. En effet, un a les avant-bras tatoués tandis que l’autre a un tatouage à l’arrière de son crâne rasé. Ces deux chauffeurs n’ont jamais eu de discussions avec la S.T.L. ni reçu de mesure disciplinaire en raison de leurs tatouages.
Il a été mis en preuve qu’il coûterait environ 3 500 $ au plaignant pour faire enlever son tatouage et que l’opération douloureuse s’étendrait sur une période de deux ans.
Il n’existe aucune politique ou directive au sein de la S.T.L. concernant les tatouages des salariés. Il existe cependant une politique, qui n’a pas été contestée par le syndicat, sur les normes vestimentaires qui régit l’habillement, le maquillage, la coiffure et le port d’accessoires des salariés.
LIBERTÉS ET DROITS FONDAMENTAUX VERSUS DROIT DE DIRECTION
D’entrée de jeu, l’arbitre Tremblay affirme que le droit de se faire tatouer est un droit fondamental découlant du droit à la liberté et constitue aussi une liberté d’expression, tous deux étant prévus à la Charte 3. Cependant, il reconnaît également que la S.T.L., en tant qu’employeur, a le droit de décider de l’image qu’elle veut projeter en tant que service public desservant une population de tous les âges et de toutes les cultures. Elle doit cependant s’assurer que les normes édictées pour atteindre cette image ne sont ni déraisonnables, ni contraires à la loi.
L’arbitre rappelle que le respect des libertés et droits fondamentaux n’est pas absolu. En effet, une politique qui empêche ou restreint l’exercice du droit des salariés de se faire tatouer peut être déclarée valable si elle passe le test du «lien rationnel et proportionnel» avec l’objectif poursuivi. Il s’agit du test énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Oakes 4 1 R.C.S. 103] et qui consiste à permettre une atteinte à des libertés et droits fondamentaux prévus à la Charte si cela présente un lien rationnel avec l’objectif poursuivi et constitue une atteinte minimale à ces droits et libertés.
La S.T.L. avait donc le droit de restreindre, voire même d’interdire les tatouages visibles, dans la mesure où elle avait des motifs sérieux de prendre cette décision et qu’il s’agissait d’une décision raisonnable portant atteinte le moins possible aux libertés et droits fondamentaux protégés par la Charte.
Cependant, l’arbitre constate l’inaction de la S.T.L. concernant les tatouages des salariés. De plus, deux autres salariés ont des tatouages visibles et la STL n’a jamais sévi à leur endroit et n’en a même jamais discuté avec eux. De ce fait, la S.T.L. laissait croire à une très grande tolérance à l’endroit des tatouages. Finalement, le sondage auquel elle a procédé n’a aucune valeur scientifique, notamment en raison d’un mauvais échantillonnage et de questions asymétriques suggérant une réponse aux répondants. Ce sondage ne pouvait donc, à lui seul, valider la décision de la S.T.L. de restreindre les libertés et droits fondamentaux du plaignant.
Au moment où le plaignant s’est fait tatouer sur le visage, il a exercé ses libertés et droits fondamentaux sans désobéir à une quelconque politique connue, publique et générale établie par la S.T.L. L’arbitre estime qu’en exigeant que le plaignant se fasse enlever son tatouage, la S.T.L. s’est placée dans une situation embarrassante, même si l’objectif qu’elle poursuivait était valable.
L’arbitre considère également que les inconvénients reliés à cette politique tardive de la S.T.L. sont beaucoup trop importants pour le plaignant, notamment en raison du coût, de la durée et du caractère douloureux du traitement requis pour faire enlever ce tatouage.
Bref, bien qu’ayant le droit de restreindre le droit des salariés d’arborer un tatouage, la S.T.L. ne peut imposer sa politique au plaignant a posteriori, ni même l’assigner à un autre poste que celui de chauffeur.
L’arbitre a donc conclu que la S.T.L. n’avait pas agi avec diligence et que le plaignant devait être réintégré dans son poste avec tous ses droits et privilèges.
CONCLUSION
Dans cette affaire, l’arbitre estime que la S.T.L. aurait pu inclure à sa politique sur les normes vestimentaires une restriction concernant les tatouages au moment où ceux-ci sont devenus plus populaires. Or, cela n’avait pas été fait.
Récemment, la Cour supérieure, dans la décision Syndicat des travailleuses des centres de la petite enfance du Saguenay-Lac-St-Jean-FSSS-CSN c. Girard 5, a déclaré nulle et contraire à la liberté d’expression et au droit à la vie privée, une politique établie par un centre de la petite enfance obligeant les employés à couvrir leurs tatouages. Selon la Cour, la politique était trop large et ne pouvait être justifiée par la mission de l’employeur. La Cour est toutefois d’avis qu’une politique obligeant les employés à couvrir un tatouage raciste, sexiste, promulguant la violence ou faisant la promotion de l’alcool ou la drogue aurait pu être justifiée.
Un employeur pourrait adopter une politique prévoyant une interdiction ou une restriction concernant les tatouages dans lamesure où il pourrait démontrer qu’elle est raisonnablement justifiée par l’emploi. Il devrait alors s’assurer que cette interdiction ou restriction porte lemoins possible atteinte aux libertés et droits fondamentaux de ses salariés.
Finalement, l’employeur devrait s’assurer que cette politique interdisant ou restreignant les tatouages soit diffusée aux salariés. À défaut, elle ne pourrait leur être opposable.