Dans notre première chronique, nous avons abordé la notion d’accident du travail attribuable à un tiers ainsi que les critères permettant à un employeur d’obtenir un transfert d’imputation dans ce contexte. Nous abordons maintenant un autre mécanisme prévu au second alinéa de l’article 326 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (« LATMP ») : la possibilité pour un employeur de démontrer que l’imputation des coûts liés à un accident du travail a pour effet de l’obérer injustement.

L’obération injuste

Les termes « obérer injustement » ont fait l’objet de plusieurs interprétations depuis l’introduction de ce concept dans la Loi. Dans l’affaire Supervac 2000 inc.[1], la Cour d’appel a établi que l’employeur devait démontrer deux éléments pour obtenir un transfert d’imputation, soit :

  • Une situation d’injustice, c’est-à-dire une situation étrangère aux risques qu’il doit supporter;
  • Une proportion des coûts attribuables à la situation d’injustice qui est significative par rapport aux coûts découlant de l’accident de travail en cause.

Lorsque l’injustice est présente à l’origine de l’accident du travail, il est évident que le critère de proportion significative des coûts est rempli, car la demande de transfert de coûts couvrira toute la période d’indemnisation. Les situations d’injustice liées à la survenance d’un accident les plus souvent invoquées par l’employeur incluent la négligence du travailleur et l’omission de déclarer des limitations fonctionnelles résultant d’une lésion professionnelle antérieure.

La notion de proportion significative des coûts prend tout son sens lorsque l’injustice alléguée survient pendant la période d’indemnisation. Cela se produit, par exemple, lorsqu’une situation personnelle interrompt une assignation temporaire ou un retour au travail progressif ou régulier, ou encore lorsque les traitements liés à l’accident du travail cessent en raison de cette situation personnelle et que cela a pour effet de prolonger la période de consolidation. Les situations pouvant être invoquées par l’employeur incluent notamment : une condition médicale personnelle, une grossesse, une admission à une cure de désintoxication, une incarcération, un accident de voiture, ainsi que la retraite, la démission, le congédiement ou la mise à pied du travailleur.

La reprise du versement de l’indemnité de remplacement du revenu (« IRR ») pendant cette période peut entraîner une injustice pour l’employeur, puisqu’il se voit imputer les IRR versées alors qu’il est dans l’impossibilité d’assigner le travailleur et de maintenir un contrôle sur l’évolution de la lésion professionnelle. Dans de tels cas, il est nécessaire d’évaluer les conséquences financières de l’injustice par rapport aux coûts reliés à l’accident du travail.

La fin d’emploi

Malgré qu’il soit bien établi que l’interruption d’une assignation temporaire ou du retour au travail progressif ou régulier en raison d’une condition personnelle intercurrente constitue une situation d’injustice étrangère aux risques que l’employeur doit supporter, la jurisprudence récente du Tribunal administratif du travail demeure partagée quant aux demandes de transfert en raison d’une fin d’emploi.

Le courant jurisprudentiel majoritaire[2] considère que les situations relevant des relations du travail, qu’elles résultent d’un acte unilatéral comme la retraite et la démission, ou du droit de gérance comme le congédiement et la mise à pied, ne peuvent être considérées comme des situations d’injustices au sens du deuxième alinéa de l’article 326 de la LATMP, puisqu’elles font partie des risques auxquels tous les employeurs font face.

Les décideurs adhérant au courant minoritaire[3] privilégient une interprétation plus libérale de l’expression « obérer injustement ». Selon ces derniers, il faut évaluer la situation d’injustice en fonction du risque pour lequel l’employeur cotise obligatoirement au régime de protection, à savoir la survenance d’un accident du travail. Dans cette optique, la retraite, la démission, le congédiement ou la mise à pied constituent inévitablement des situations étrangères aux risques pour lesquels l’employeur est assuré.

Bien que le courant majoritaire demeure prédominant, des décisions récentes privilégient une approche mitoyenne, axée sur une analyse individualisée des faits et du contexte propres à chaque dossier afin de déterminer l’existence d’une injustice [4].

Par exemple, le Tribunal a jugé qu’une démission suivie d’un déménagement dans une autre province, empêchant l’employeur d’exercer son droit à la procédure d’évaluation médicale prévue à la LATMP, constituait une situation d’injustice justifiant un transfert d’imputation[5].

Le Tribunal a également reconnu une situation d’injustice dans une affaire où un travailleur a démissionné après avoir refusé une assignation temporaire approuvée par son médecin et s’être assuré auprès de son agente de la CNESST qu’il continuerait de recevoir ses IRR, malgré sa démission. L’employeur se retrouvait ainsi dans l’impossibilité d’assigner le travailleur, tout en étant imputé des indemnités versées[6].

En somme, une approche nuancée se dessine : plutôt que de rejeter systématiquement les demandes de transfert d’imputation liées à certaines situations comme la démission, la retraite ou le congédiement, certains décideurs privilégient une analyse au mérite de chaque situation d’injustice alléguée.

Conseils pratiques

La notion d’« obérer injustement » constitue un recours important pour limiter l’impact financier d’une lésion professionnelle, mais son application demeure nuancée et dépend fortement des circonstances propres à chaque dossier.

Nous recommandons aux employeurs de déposer une demande de transfert d’imputation dès qu’une circonstance étrangère à la lésion professionnelle survient et interrompt l’assignation temporaire, le retour au travail progressif ou régulier ou les traitements liés à l’accident du travail et que cela a un impact sur l’évolution de la lésion. Pour ce faire, l’employeur doit s’assurer de bien consigner les circonstances particulières de chaque situation et de recueillir notamment les éléments de preuve suivants :

  • Porter attention à certaines circonstances : désengagement du travailleur, décision unilatérale du travailleur, etc.;
  • Obtenir les formulaires d’assignation temporaire auprès du médecin traitant;
  • Lorsque survient une situation qui interrompt l’assignation ou le retour au travail progressif ou régulier, demander au médecin traitant s’il autoriserait l’assignation n’eût été de la situation personnelle.

Enfin, il faut agir rapidement, puisque le délai pour déposer une telle demande est d’un an à compter de la date où le droit à l’exception naît, soit le moment où l’employeur a une raison d’invoquer qu’il est obéré injustement[7].

 

[1] Commission de la santé et de la sécurité du travail c. 9069-4654 Québec inc., 2018 QCCA 95.

[2] Voir par exemple : Aliments La Brochette inc., 2025 QCTAT 2353, par. 18-23; Résidence de la Gare, 2025 QCTAT 4152, par. 17-20.

[3] Voir par exemple : Carrières de Saint-Dominique ltée, 2025 QCTAT 4611, par. 10-15; Coup de main à domicile de Rimouski, 2025 QCTAT 4420, par. 19-23.

[4] Voir par exemple : J.E. Mondou ltée, 2024 QCTAT 783, par 18-19; Soudure St-Michel inc., 2025 QCTAT 793, par. 15 et 16; Investissements Patrick J. Mercier inc., 2025 QCTAT 2588, par. 23.

[5] Réno-Dépôt #301, 2024 QCTAT 308.

[6] Rénotech PGP inc., 2024 QCTAT 1256.

[7] Commission de la santé et de la sécurité du travail, préc., note 1, par. 76.

La présente chronique ne constitue pas un avis juridique et a été rédigée uniquement afin d’informer les lecteurs. Ces derniers ne devraient pas agir ou s’abstenir d’agir en fonction uniquement de cette chronique. Il est recommandé de consulter à cette fin leur conseiller juridique. © Monette Barakett SENC. Tous droits réservés. La reproduction intégrale et la distribution de cette chronique sont autorisées à la seule condition que la source y soit indiquée.