Le 28 mars 2008, un banc de trois commissaires a rendu une décision sur l’application ou non de la notion d’injustice et des risques inhérents dans l’imputation des coûts reliés à un accident du travail résultant de la faute d’un tiers. Quel en est l’impact depuis six mois ?

Le deuxième alinéa de l’article 326 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnellespermet à un employeur de demander que les coûts d’une lésion professionnelle ne soient pas imputés à son dossier financier lorsque cet accident est attribuable à un tiers.

Au cours des années, la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles (ci-après la « CALP »), la Commission des lésions professionnelles (ci-après la « CLP ») ainsi que certains tribunaux supérieurs ont suggéré plusieurs balises et interprétations délimitant l’application de l’article 326 LATMP. Plusieurs courants se sont donc dessinés et la CLP a finalement décidé de nommer un banc de trois commissaires afin de déterminer quels principes doivent être retenus et comment ils doivent être appliqués pour statuer sur une demande de transfert de coûts résultant d’un accident attribuable à un tiers. Cette décision a été rendue le 28 mars dernier dans l’affaire Ministère des Transports et CSST.2

Dans cette affaire, il était question d’un accident impliquant un véhicule automobile alors qu’un employé effectuait des travaux de réfection sur la voie publique. La preuve démontrait que le tiers en question circulait en voiture alors que sa visibilité était très diminuée, voire quasi nulle. Les vitres de sa voiture n’étaient pas dégivrées et il ne disposait que d’un petit espace pour voir la route. La visibilité du tiers conducteur était diminuée à un point tel qu’il n’a vu ni les gyrophares ni la barre clignotante mis en place par les travailleurs.

Avant de se prononcer sur cette affaire, les commissaires ont fait une étude de la jurisprudence afin d’établir les critères à démontrer pour obtenir un transfert d’imputation en vertu de l’article 326 LATMP.

Tout d’abord, l’article 326 LATMP mentionne que l’accident en question doit être attribuable à un tiers. Suite à leur analyse, les commissaires confirment qu’un « tiers » au sens de l’article 326 LATMP est toute personne autre que le travailleur lésé, son employeur et les autres travailleurs exécutant un travail pour ce dernier.

Les commissaires analysent par la suite la notion d’injustice. Ils concluent qu’il y a lieu de préférer la position fortement majoritaire selon laquelle la preuve que l’accident du travail est attribuable à un tiers n’est pas suffisante pour justifier un transfert d’imputation. En effet, l’employeur doit en plus démontrer que l’imputation à son dossier aurait pour effet de lui faire supporter injustement le coût des prestations dues en raison de cet accident. Les commissaires retiennent ensuite certains critères pour déterminer si l’imputation est injuste pour un employeur :

« – les risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur, les premiers s’appréciant en regard du risque assuré alors que les secondes doivent être considérées, entre autres, à la lumière de la description de l’unité de classification à laquelle il appartient ;

– les circonstances ayant joué un rôle déterminant dans la survenance du fait accidentel, en fonction de leur caractère extraordinaire, inusité, rare et/ou exceptionnel, comme par exemple les cas de guet-apens, de piège, d’acte criminel ou autre contravention à une règle législative, règlementaire ou de l’art;

– les probabilités qu’un semblable accident survienne, compte tenu du contexte particulier circonscrit par les tâches du travailleur et les conditions d’exercice de l’emploi.

Selon l’espèce, un seul ou plusieurs d’entre eux seront applicables. Les faits particuliers à chaque cas détermineront la pertinence ainsi que l’importance relative de chacun. »3

À propos des risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur, les commissaires les décrivent comme suit :

« La notion de risque inhérent doit cependant être comprise selon sa définition courante, à savoir un risque lié d’une manière étroite et nécessaire aux activités de l’employeur ou qui appartient essentiellement à pareilles activités, en étant inséparable (essentiel, intrinsèque…). On ne doit donc pas comprendre cette notion comme englobant tous les risques susceptibles de se matérialiser au travail, ce qui reviendrait en pratique à stériliser le deuxième alinéa de l’article 326 de la loi. »4

Les commissaires mentionnent alors que lorsqu’une lésion professionnelle survient dans des circonstances inhabituelles, exceptionnelles ou anormales, la stricte application du critère des risques inhérents aux activités de l’employeur est inadéquate et même injuste. De par leur caractère inusité, ces circonstances ne sont pas le reflet de l’expérience associée au risque découlant des activités de l’employeur et il serait dès lors injuste d’en imputer les conséquences financières à l’employeur.

De ce fait, les commissaires concluent :

« L’analyse de la jurisprudence permet de constater que dans les cas de guet-apens, de piège, d’acte criminel, d’agression fortuite, de phénomène de société ou de circonstances exceptionnelles, inhabituelles ou inusitées, le tribunal accorde généralement à l’employeur un transfert de coûts.

Ainsi, dans les cas où l’accident est dû à des circonstances extraordinaires, exceptionnelles ou inusitées, l’imputation suivant la règle générale établie au premier alinéa de l’article 326 s’avère injuste pour l’employeur parce que, bien qu’elle soit reliée au travail, la perte subie ne fait pas partie de son risque assuré et que l’inclusion des coûts de prestations en découlant au dossier de l’employeur vient fausser son expérience.»5
(Nos soulignements)

En appliquant ces principes au litige leur étant soumis, les commissaires ont conclu qu’un accident impliquant un véhicule automobile alors que l’employé effectue des travaux de réfection sur la voie publique fait partie des risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur. Toutefois, les commissaires considèrent que l’accident est dû à des circonstances inusitées et exceptionnelles, puisque le tiers circulait en voiture alors que sa visibilité était presque nulle.

Les commissaires concluent que ce comportement de la part du tiers constitue non seulement une contravention à une disposition légale mais aussi aux règles de sécurité et de prudence les plus élémentaires, s’apparentant à de l’insou- ciance téméraire, laquelle s’est avérée déterminante dans la survenance de l’accident.

Les commissaires estiment donc qu’il serait injuste d’imputer à l’employeur les coûts reliés à cette lésion et accordent un transfert d’imputation aux employeurs de toutes les unités.

Quoique cette décision soit somme toute récente, plusieurs commissaires ont exprimé leur désaccord avec certains des principes qui y sont élaborés.

Dans Multi-Marques Distribution inc.6, le commissaire Michel Duranceau considère que la preuve qu’un accident est attribuable à un tiers et que l’employeur n’a aucun contrôle sur la conduite fautive de ce tiers est suffisante pour justifier une imputation aux autres employeurs et qu’aucune démonstration additionnelle d’injustice n’est requise. La commissaire Yolande Lemire retient la même interprétation dans CSSS Champlain7.

Il est également important de mentionner que le commissaire Duranceau s’est récemment prononcé à l’encontre du courant fortement majoritaire qui considère que l’usager qui reçoit des soins dans un établissement de santé est un tiers par rapport à l’employeur. En effet, le commissaire Duranceau estime qu’un bénéficiaire est « une personne qui est présente dans les activités de l’employeur, c’est une personne envers qui l’employeur et sa travailleuse ont des obligations, c’est une personne sur qui l’employeur a certainement un contrôle. »8

Considérant donc que l’établissement de santé a un contrôle sur un tel usager, le commissaire Duranceau conclut qu’il ne peut prétendre que celui-ci est un tiers et que, pour cette raison, il ne peut demander l’application des dispositions de l’article 326 alinéa 2 LATMP.

Dans Soumec Industriel inc.9, le commissaire Simon Lemire, pour sa part, se dit d’accord avec le premier critère établit par le banc de trois commissaires, soit les risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur, mais considère qu’il n’est pas nécessaire de qualifier la nature même de l’événement :

« [28] Le soussigné retient plutôt une interprétation plus simple dans l’application des dispositions du deuxième paragraphe de l’article 326 de la loi dans le cadre d’une requête en vertu de ces dispositions. La première chose à déterminer est s’il s’agit d’un accident attribuable à un tiers. Une fois cette question tranchée, il s’agit d’analyser les circonstances de l’accident ou de la survenance de la lésion professionnelle afin de déterminer si elles font partie des risques reliés à l’activité économique de l’employeur, à savoir si l’accident du travail ou la survenance de la lésion professionnelle relèvent des activités pour lesquelles il est cotisé et pour lesquelles il peut exercer un contrôle et une surveillance si cela n’est pas relié à son activité pour laquelle il est cotisé. Il est injuste de faire supporter les coûts relatifs à la réclamation qui résulte de la faute d’un tiers. Il n’est pas nécessaire de qualifier la nature même de l’événement pour ce faire. » (sic)

Le commissaire Lemire mentionne de plus :

« [33] Précisons qu’à la lecture des décisions concernant le deuxième paragraphe de l’article 326 de la loi, elles démontrent que le courant dit, majoritaire, n’est pas si unanime qu’on le laisse entendre d’autant plus que durant une grande période de temps, seul un petit groupe de commissaires était déclaré compétent pour statuer en matière de financement et ce n’est que récemment que cette juridiction a été rendue accessible à l’ensemble des commissaires et qu’on a vu apparaître d’autres interprétations. »

En raison de ces développements jurisprudentiels récents, il sera important de demeurer vigilant et de suivre l’interprétation que feront les commissaires de l’article 326 alinéa 2 LATMP afin de voir si d’autres commissaires emboîteront le pas et se dissocieront de la décision rendue dans Ministère des Transports et CSST.10

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