En matière d’imputation, le principe général est à l’effet que la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (« CNESST ») impute à l’employeur chez qui survient un accident du travail, le coût des prestations en lien avec cet accident. L’article 326 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (« LATMP ») prévoit des exceptions permettant, dans certaines circonstances, de transférer en totalité ou en partie ces coûts. Comment ces mécanismes s’appliquent-ils concrètement? Dans quels cas un employeur peut-il bénéficier d’un tel transfert?
Pour répondre à ces questions, nous vous proposons une série de deux chroniques explorant les principales notions entourant l’article 326 LATMP. Cette première partie aborde la notion d’« accident attribuable à un tiers » et les critères permettant à un employeur de demander un transfert d’imputation. La seconde partie portera sur la notion d’« obérer injustement », concept central aux demandes de transfert de coûts et abondamment abordé en jurisprudence.
L’article 326 LATMP
Le second alinéa de l’article 326 LATMP permet à l’employeur de demander à la CNESST de transférer tout ou une partie du coût des prestations liées à un accident aux employeurs d’autres unités.
Pour obtenir ce transfert, l’employeur doit démontrer qu’il supporte injustement le coût des prestations d’un accident du travail attribuable à un tiers, ou que l’imputation a pour effet de l’obérer injustement.
Accident attribuable à un tiers
Le coût des prestations dues en raison d’un accident du travail subi par un travailleur, mais attribuable à un tiers, peut être transféré lorsque cette imputation aurait pour effet de faire supporter injustement à l’employeur ce coût.
L’employeur doit ainsi démontrer que :
- le travailleur est victime d’un accident du travail;
- cet accident du travail est attribuable à un tiers; et
- il est injuste d’imputer les coûts découlant de cet accident à son dossier d’expérience.
La notion de « tiers » désigne toute personne autre que le travailleur lésé, son employeur et les autres travailleurs exécutant un travail pour ce dernier. La jurisprudence stipule que l’employeur n’a pas à prouver la faute du tiers, mais doit simplement démontrer que l’accident est principalement attribuable à ce tiers, ce qui implique une participation de plus de 50 %.
Quant à la démonstration de l’injustice, elle peut se faire de deux façons, soit d’abord par l’examen des risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur et/ou, ensuite, par l’analyse des circonstances propres à l’accident du travail[1]. En effet, une situation qui ferait partie des risques inhérent aux activités de l’employeur, pourrait tout de même être injuste si les circonstances de l’accident sont exceptionnelles, rares ou inusités. L’analogie à un piège ou un guet-apens peut également permettre l’ouverture a un transfert d’imputation.
Au cours des dernières années, le TAT s’est prononcé à de multiples occasions dans des dossiers du secteur de l’éducation, de la santé et du transport, notamment dans un contexte où un élève ou un usager a commis une agression.
Nous verrons ci-après des illustrations jurisprudentielles et ce que vous devez en retenir pour la gestion de vos dossiers.
Secteur de l’éducation
Dans l’affaire Centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys[2], un jeune élève agresse violemment une technicienne en éducation spécialisée, lui causant de multiples contusions ainsi qu’un trouble de l’adaptation et un trouble panique.
Le Tribunal précise que le critère des risques inhérents doit être évalué dans l’ensemble des établissements de l’employeur, et non seulement dans l’école où travaille la victime. Cependant, les risques spécifiques à cette école seront pris en compte pour déterminer si les circonstances de l’accident présentent un caractère rare, inusité ou exceptionnel.
Le juge administratif considère que l’accident fait partie des risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur. Toutefois, il conclut que les circonstances du fait accidentel présentent un caractère rare et inusité permettant de conclure qu’il est injuste d’en faire supporter le coût à l’employeur. À cet égard, il souligne que l’agression s’est échelonnée sur une période relativement longue et qu’une intervention policière a été nécessaire afin de maitriser l’élève de 9 ans, ce qui est certainement inhabituel.
Dans l’affaire Centre de services scolaire Marie-Victorin[3], une technicienne en éducation spécialisée subit une lésion professionnelle, soit un syndrome de stress post-traumatique, lorsqu’elle est victime de menaces de mort lors d’une intervention auprès d’un élève. La CNESST invoque le nombre de lésions attribuables à la violence ou à des agressions physiques afin de soutenir son exposé indiquant que la violence fait partie des risques inhérents aux activités de l’employeur.
Selon le Tribunal, puisqu’il est question de menaces de mort, les références au manque de formation du personnel et aux arrêts d’agir ne sont d’aucune utilité pour répondre aux questions en litige. Le juge administratif conclut qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle qui s’assimile à un acte criminel et accorde un transfert d’imputation à l’employeur.
Secteur de la santé
Pour évaluer si l’agression du personnel hospitalier constitue un risque inhérent aux activités de l’employeur, le Tribunal doit prendre en compte la nature de l’établissement, le profil des usagers concernés, ainsi que la formation reçue par le personnel[4].
Dans l’affaire Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Saguenay—Lac-Saint-Jean[5], une préposée aux bénéficiaires subit une lésion professionnelle, soit un syndrome de stress post-traumatique, après avoir été témoin d’un épisode de violence au cours duquel un résident en a agressé un autre, entraînant le décès de ce dernier. L’employeur soutient que l’acte de violence fortuit, ayant entraîné le décès d’un résident, a peu de probabilités de se produire, revêt un caractère extraordinaire et ne constitue pas un risque inhérent à ses activités.
Le Tribunal souligne que les gestes violents ainsi que les comportements agressifs de bénéficiaires ou de résidents aux prises avec des troubles cognitifs ont été considérés par la jurisprudence comme un risque relié aux activités d’un centre d’hébergement et de soins longue durée. Toutefois, il conclut que la circonstance principale ayant occasionné la lésion professionnelle, soit le décès de l’autre résident, est exceptionnelle.
Secteur du transport en commun
Dans l’affaire Société de transport de Montréal – Réseau des autobus – Entretien[6], un chauffeur d’autobus subit une lésion professionnelle suite aux menaces d’un usager agressif. Ce dernier a simulé à deux reprises le geste de tirer sur lui avec une arme à feu et a proféré des menaces, ce qui a entraîné chez le travailleur un état de stress aigu ainsi qu’un trouble de stress post-traumatique. L’employeur soutient que la lésion professionnelle est entièrement attribuable à un tiers et que les coûts des prestations devraient être transférés à l’ensemble des employeurs de toutes les unités, car l’imputation actuelle est injuste. Or, la CNESST estime que l’événement constitue un risque lié aux activités de l’employeur, et le transfert des coûts des prestations ne peut s’appliquer.
Dans le cadre de son analyse, le Tribunal souligne que le travailleur n’est pas seulement victime d’intimidation de la part d’un usager agressif, il subit des menaces qui s’assimilent à des menaces de voies de fait ou de mort. Ces gestes, de nature criminelle, excèdent les risques normalement associés aux fonctions exercées pour son employeur. Le juge administratif conclut qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle qui s’assimile à un acte criminel et accorde un transfert d’imputation à l’employeur.
Conseils pratiques
La gestion de chaque dossier de lésion professionnelle doit faire l’objet d’une analyse individualisée, notamment aux fins de déposer une demande de transfert de coûts. Pour ce faire, il est essentiel pour l’employeur de bien documenter les circonstances particulières de chaque événement et d’obtenir notamment les éléments de preuve suivants :
- Déclarations du travailleur et des personnes impliquées;
- Déclarations des témoins;
- Nombre d’accidents similaires survenus au cours des dernières années;
- Les faits particuliers démontrant que l’événement est exceptionnel, rare, différent des autres événements présentant de la violence;
- Rapport d’incident de police, etc.
Dans le secteur de l’éducation plus spécifiquement, les éléments suivants devraient être documentés afin de déposer une demande de transfert d’imputation convaincante[7] :
- La fréquence de ce genre d’agression dans le milieu scolaire du travailleur selon une preuve statistique ou des éléments de preuve détaillés;
- Le fait que l’élève agresseur ait planifié et directement visé le travailleur plutôt que ce dernier soit simplement une victime collatérale de l’agression;
- L’ampleur ou la gravité de l’agression subie par le travailleur (ex : une agression violente et caractérisée);
- Le fait que l’agression soit imprévisible, inhabituelle, exceptionnelle et improbable;
- Le statut de l’élève agresseur, en tant qu’élève régulier et non identifié comme étant à risque (c’est-à-dire présentant un handicap ou des difficultés d’apprentissage ou d’adaptation) contribue à rendre l’événement d’autant plus improbable et exceptionnel;
- Le caractère exceptionnel des conséquences découlant de la situation en cause (plainte à la police, accusations criminelles, nature de la sanction disciplinaire imposée à l’élève).
L’évaluation globale de l’ensemble des critères sera déterminante dans l’analyse de la CNESST ou du TAT.
Dans notre prochaine chronique, nous explorerons la notion d’« obérer injustement », ses critères et ses implications jurisprudentielles, afin de mieux comprendre les recours possibles pour les employeurs.
[1] Québec (ministère des Transports) et Commission de la santé et de la sécurité du travail, 2008 QCCLP 1795.
[2] 2024 QCTAT 2400.
[3] 2024 QCTAT 1766.
[4] Villa Fleur de Lys, 2022 QCTAT 410.
[5] 2024 QCTAT 1303.
[6] 2024 QCTAT 86.
[7] Nous référons ici à l’analyse de la jurisprudence effectuée par le juge administratif dans l’affaire Centre de services scolaire des Mille-Îles, 2023 QCTAT 4806 (CanLII).