Contexte

Le Tribunal administratif du travail (« TAT ») a récemment rendu des décisions révisant des principes bien établis en matière d’imputation des frais liés aux lésions professionnelles.

Lorsqu’une lésion professionnelle est acceptée par la CNESST, le principe veut que la commission impute à l’employeur le coût des prestations dues[1] en raison de ladite lésion.

Cependant, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2](« Latmp ») prévoit certaines situations où ces coûts sont plutôt imputés aux employeurs de toutes les unités, ce qu’on appelle un « transfert d’imputation », afin d’alléger l’impact financier pour l’employeur concerné. Parmi ces situations se trouve celle prévue à l’article 327 Latmp, qui se lit comme suit : 

327.La Commission impute aux employeurs de toutes les unités le coût des prestations:

[…]

3°  de services de santé, d’équipement adapté et d’autres frais fournis en raison d’une lésion professionnelle, autre qu’une atteinte auditive causée par le bruit qui ne résulte pas d’un accident du travail, qui ne rend pas le travailleur incapable d’exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s’est manifestée sa lésion;

[…]

Il s’agit donc d’un article qui prévoit, entre autres, qu’il y aura un transfert d’imputation du coût de l’assistance médicale lorsque la personne salariée qui subit une lésion professionnelle est en mesure de poursuivre son emploi au-delà de la journée où la lésion survient; ce que l’on appelle couramment les « accidents sans perte de temps ».

Depuis la décision de la Commission des lésions professionnelles (maintenant le TAT) dans l’affaire Hôpital Jean-Talon[3], la jurisprudence majoritaire indiquait qu’il n’était pas nécessaire que la personne soit en mesure d’effectuer toutes ses tâches régulières afin que le principe s’applique. Il suffisait qu’elle soit en mesure d’accomplir l’essentiel de ses tâches sans pour autant dénaturer la fonction exercée habituellement.

Par exemple, l’employeur d’une technicienne en éducation spécialisée incapable d’effectuer des interventions physiques à la suite d’une lésion professionnelle pouvait bénéficier de l’application de l’article 327, puisque la personne salariée pouvait accomplir l’essentiel de ses tâches[4]. En effet, le retrait des interventions physiques n’a pas pour effet de dénaturer la tâche de technicienne en éducation spécialisée. Il en est de même, entre autres, pour l’infirmière dont les seules restrictions sont de ne pas effectuer de manœuvres cardio-respiratoires ou de lever des usagers[5].

Une telle approche répondait à la volonté du législateur d’assurer une contribution « juste et équilibrée »[6]  de la part des employeurs.

La nouvelle interprétation

Suivant près de 15 ans de jurisprudence majoritaire, le TAT modifie son interprétation de l’article 327 Latmp suivant l’ajout par le législateur, dans la Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail[7](le « PL-59 »), d’une définition législative de la notion de « son emploi », qui se lit comme suit :

« son emploi » : l’emploi qu’occupe le travailleur au moment de sa lésion professionnelle défini notamment en fonction de son horaire normal de travail et de l’ensemble des tâches réellement exercées;[8]

(nous soulignons)

Le TAT[9], dans le contexte de cette nouvelle définition, affirme que la question est désormais de savoir si la personne salariée est en mesure d’effectuer l’ensemble de ses tâches pré-lésionnelles, et non l’essentiel de ses tâches. Le fardeau imposé afin d’obtenir un transfert d’imputation est donc considérablement alourdi. En effet, tout travail allégé ayant pour effet de retirer des tâches au travailleur lésé empêcherait l’application de l’article 327 de la Latmp. Il s’agit donc d’une modification qui pourrait entraîner des répercussions financières importantes pour les employeurs.

Il est permis de douter que le législateur entendait véritablement modifier les principes établis en matière d’imputation. Effectivement, la nouvelle définition de la notion de « son emploi » est une définition générale, et des indices portent à croire que le législateur entendait instaurer cette définition afin de pallier à certaines difficultés relatives à d’autres aspects du régime général des accidents du travail, sans nécessairement apporter quelque modification que ce soit au régime spécifique du financement et de l’imputation. Comme le souligne d’ailleurs le TAT, ce dernier poursuit une « finalité distincte »[10]. Toutefois, dans cette même affaire, la juge administrative conclut que la loi demeure un tout indissociable.  À cet égard, elle écrit :

[20]      Considérant ce nouvel apport, le Tribunal est d’avis que le législateur a ainsi voulu dissiper toute incertitude et amener une orientation claire et similaire aux termes « son emploi », peu importe leurs positionnements au sein du texte de loi.

[21]      Conséquemment, le terme « exercer son emploi » doit se définir de la même façon à l’article 327, alinéa 3 de la Loi qu’à l’article 44, par exemple, et implique que le travailleur soit en mesure de réaliser chacune des tâches rattachées à son travail régulier.

[22]      À compter du 6 octobre 2022, le Tribunal ne doit donc plus procéder à une analyse des tâches réalisées afin d’examiner si l’essentiel du travail se fait toujours ou non. La notion de dénaturation de l’emploi n’est plus de mise. L’exercice doit se limiter à rechercher si les tâches rattachées à l’emploi en cause sont entièrement exécutables à la suite d’une lésion professionnelle. Dans le cas d’une réponse négative à cette question, il ne saurait y avoir ouverture à un transfert de coûts en vertu de l’article 327, alinéa 3 de la Loi. »

Il semble donc qu’un nouveau courant jurisprudentiel se dessine quant à l’interprétation de la notion de « son emploi » de l’article 327 Latmp. En effet, le TAT se colle à la nouvelle définition de « son emploi » dorénavant prévue à l’article 2 Latmp :

« [19]      Considérant le droit nouveau applicable peu de temps après la survenance de l’accident du travail dans la présente affaire, le Tribunal se rallie au courant jurisprudentiel plus restrictif qui se colle à la nouvelle disposition, laquelle est somme toute le reflet de cette position jurisprudentielle. En effet, à l’instar de l’affaire DG Laurentides-Lanaudière (807) précédemment citée, il est adéquat d’adopter cette interprétation qui converge et respecte la volonté de changement du législateur. »[11]

Cette nouvelle interprétation suscite également un questionnement quant à la portée d’une décision de capacité dans un contexte où l’employeur souhaite faire valoir ses droits en vertu de l’article 327 Latmp. En effet, la décision de capacité établit la date à laquelle le travailleur est capable de refaire « son emploi ». Conséquemment, si cette date correspond à la date de consolidation, est-ce  dire que le travailleur n’était pas capable de faire « son emploi » antérieurement ? Le cas échéant, ceci serait contradictoire avec une demande formulée en vertu de l’article 327 Latmp. Il serait alors prudent pour les employeurs de contester une décision de capacité déterminant que le travailleur est capable d’exercer son emploi à la date de consolidation afin d’être cohérent avec une demande formulée en vertu de l’article 327 Latmp.

Conclusion

À ce jour, quelques décisions[12] ont été rendues par le TAT confirmant cette nouvelle interprétation. Il sera intéressant de suivre les développements jurisprudentiels à ce sujet. Est-ce que deux courants se développeront, ou est-ce qu’une nouvelle jurisprudence majoritaire confirmera l’abandon des principes établis avant l’avènement du PL-59? Vous pouvez compter sur l’équipe de Monette Barakett pour vous tenir au courant de la suite!

[1] Art. 326 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c. a-3.001

[2] RLRQ, c. a-3.001

[3] 2011 QCCLP 1038

[4] Centre de services scolaire Marie-Victorin, 2024 QCTAT 1765.

[5] CSSS Cavendish, 2015 QCCLP 5306.

[6] Id., par. 18.

[7] L.Q. 2021, c. 27.

[8] Id., art. 2.

[9] Michel St-Arneault inc., 2024 QCTAT 4356; DG Laurentides-Lanaudière (807), 2025 QCTAT 83.

[10] DG Laurentides-Lanaudière (807), 2025 QCTAT 83.

[11] Aliments Asta inc., 2025 QCTAT 435

[12] Michel St-Arneault inc., 2024 QCTAT 4356; DG Laurentides-Lanaudière (807), 2025 QCTAT 83; Aliments Asta inc., préc. note 11; Brosseau Verre Concept inc., 2025 QCTAT 186

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